Par Sophie Viguier-Vinson Publié le 16 novembre 2023
REPORTAGE Cette association implantée en Seine-Saint-Denis recourt à des outils numériques, « serious games » ou simulateurs, pour permettre à des candidats éloignés du monde du travail de tester de nouveaux métiers.
Un espace immersif, accessible à tous et gratuit, conçu pour aider les demandeurs d’emploi à trouver leur voie professionnelle : Yookan a ouvert ses portes en janvier 2022, au cœur du centre commercial Rosny 2 (Seine-Saint-Denis). En ce matin d’octobre, Ritah, 51 ans, participe à un escape game. Elle ajuste son casque de réalité virtuelle et voit aussitôt les murs de la pièce se couvrir de photos et d’objets, tandis que Matteo, l’animateur, explique la mission : « Sauver un astronaute endormi depuis deux jours dans son vaisseau, en résolvant des énigmes. » Le groupe de six joueurs se lance. L’un d’eux, Issa, pose ses béquilles pour manipuler la tablette. Les participants ont répondu à l’invitation de l’association spécialisée dans l’emploi des personnes handicapées Unirh, qui leur proposait de découvrir Yookan en petit comité.
Nacera Torche, directrice et cofondatrice de cette structure associative, créée à l’initiative de Pôle emploi, explique : « Nous proposons des expériences d’immersion professionnelle par la réalité virtuelle et de détection des soft skills par le gaming. » En cours de développement, Yookan accueille des professionnels en reconversion et des publics éloignés du travail, notamment des jeunes en rupture ou des personnes en situation de handicap, afin d’explorer leurs atouts et leurs envies, de leur faire découvrir de nouveaux métiers et rencontrer des entreprises. Pour Pôle emploi, principal financeur avec l’Etat, le conseil régional d’Ile-de-France et les entreprises partenaires, l’idée était d’aller vers des personnes éloignées des structures institutionnelles de recherche et d’accompagnement, de les toucher là où elles sont amenées à circuler dans leur quotidien et de leur faire découvrir des perspectives professionnelles par le numérique.
A la fin de l’escape game, Matteo invite chacun à identifier ses compétences et son profil : capitaine, facilitateur, mentor ou fondateur… Des indices-clés pour s’orienter. Ritah consacre la suite de la visite à découvrir en 3D la blanchisserie, la restauration… Une « mallette aux 13 métiers » (aide à la personne, sécurité, électricité, peinture…), des simulateurs de conduite, un « serious game » sur la relation client, un mannequin pour s’exercer au massage cardiaque, qu’il faut maîtriser dans les métiers de la sécurité et du stade, lui sont notamment proposés.
Pistes concrètes
Mais Ritah aspire à un poste de bureau, après avoir longtemps gardé des enfants chez des particuliers et fait des ménages qui l’ont beaucoup éprouvée. Elle souffre aujourd’hui d’arthrose, d’épilepsie et de diabète, et bénéficie de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). « C’est l’escape game qui m’a le plus intéressée. Les images virtuelles m’ont fait comprendre qu’il y a une réalité cachée, que j’ai des talents et qu’il existe des solutions à explorer. » Fascinée par les outils qui lui ont ouvert les yeux, elle se dit tentée par l’informatique, mais n’ose y croire. Après tout, elle a fait des études avant d’arriver en France de Madagascar, voici une trentaine d’années, songe-t-elle. Rendre tangibles de telles aspirations, c’est toute la raison d’être de Yookan.
A quelques pas, Taher, 58 ans, s’essaie au métier de grutier. Cet ex-cariste, en indisponibilité après un accident du travail, est aux commandes sur un siège connecté devant un écran, et simule le déplacement d’une charge. Bon score ! « Sauf qu’avec ma fragilité, je ne pourrai pas rester assis dans une grue », lance-t-il, amer, faute de savoir comment rebondir pour sortir de la précarité et travailler jusqu’à l’âge de la retraite, qui vient justement d’être repoussé. « Mais vous pourriez devenir formateur cariste », lui suggère Michel Missland, coach du site. Les trois cents entreprises partenaires de Yookan peuvent justement faciliter ce type de reconversion. « Le coaching contribue à faire le point sur la situation personnelle et à lever les obstacles, explique Michel Missland. Nous indiquons des passerelles et aidons à mettre un pied en entreprise. » Cela suppose un accompagnement au long cours, qui s’avère bien souvent payant.
« En dix-huit mois, 60 000 personnes ont bénéficié du concept, près de 400 ont obtenu une mission en entreprise, et une centaine un emploi », ajoute Nacera Torche. Un succès qui justifie le déploiement du dispositif, déjà réalisé en Guyane et dans toute l’Ile-de-France, grâce à un Yookan mobile itinérant. D’ici à la fin de l’année, il sera disponible dans les Hauts-de-France, ainsi qu’en Martinique, avant de gagner le Grand-Est. Tout est mis en place pour réveiller la motivation, donner envie, restaurer la confiance chez ceux qui l’ont perdue et offrir des pistes professionnelles concrètes. Dans l’espace de Yookan, un mur est ainsi couvert d’annonces pour des missions d’immersion dans les entreprises impliquées du territoire, en lien avec les activités testées. Des sessions de job dating sont aussi organisées régulièrement pour mettre en contact les demandeurs et les employeurs. Les premiers ont déjà une initiation aux métiers pour lesquels ils postulent, et maîtrisent certains codes grâce à la réalité virtuelle, tandis que les seconds savent qu’ils ont affaire à des personnes motivées. C’est sécurisant pour tout le monde.
Autolimitation
Isabelle Barth, professeure en management à EM Strasbourg Business School, autrice de Manager la diversité (Dunod, 2018), salue cette hybridation entre le numérique et le suivi humain. « Certaines personnes, en particulier en situation de handicap, n’imaginent pas avoir des compétences à mettre au service de l’emploi. Ces expériences aident à dépasser leur autolimitation. Elles permettent aussi aux entreprises d’approcher un public talentueux qu’elles n’auraient pu atteindre autrement. Tout le monde peut être gagnant, à condition que les métiers mis en avant ne génèrent pas de déception après l’embauche », nuance-t-elle.
Car la réalité du terrain peut être rude. Beaucoup de candidats sont issus de l’industrie, de l’artisanat ou des services en tension. Tandis que les nouvelles propositions concernent plutôt des postes de « webdéveloppeur, ou encore, dès l’an prochain, les métiers de l’hydrogène vert », précise Alexandra Ivanovitch, chargée du développement de la plate-forme Web et de la version de l’association dans le métavers. Ritah pourrait y trouver son compte, plus qu’elle ne le pensait au premier abord. Jusqu’ici, elle imaginait que les formations nécessaires à sa reconversion dans les métiers du numérique seraient beaucoup trop chères pour elle. Elle compte revenir consulter Michel Missland, pour prendre le temps d’étudier toutes les possibilités.
Coach engagé, ce dernier accompagne au long cours Lylia, 23 ans, qui souffre d’hémiparésie droite avec troubles associés, une paralysie de la moitié du corps qui entrave sa démarche et son élocution. La jeune femme est radieuse. Elle est venue ce jour-là faire un point sur sa mission, décrochée grâce à Yookan, chez Making Waves, une association où elle a réalisé des podcasts. Son rêve : « Je veux créer mon blog pour montrer que l’on peut faire plein de choses malgré le handicap, et donner de la force aux autres. » Pourquoi pas à l’issue d’un second stage, qui vient de lui être proposé par Mohammed Bensaber, directeur du pôle insertion de Making Waves. « Elle nous a galvanisés par son courage et son énergie, explique-t-il. Voir ce qu’elle est capable de faire malgré ses difficultés, en gardant toujours le sourire, en a poussé beaucoup dans l’équipe à se dépasser. L’un des membres n’osait pas se lancer dans une carrière de comédien ; à son contact, il a sauté le pas. Sa voix doit être entendue et amplifiée sur les ondes », estime-t-il.
La jeune fille y compte bien. Elle s’est mise à l’écriture et s’est même inscrite à Cap emploi, un organisme de placement spécialisé dédié au handicap, travaillant en synergie avec Pôle emploi, dont elle ignorait jusqu’ici l’existence. Yasmina, la maman de Lylia, se félicite d’avoir découvert Yookan et les « étranges machines » de cet univers numérique, « presque par hasard », alors qu’elle faisait ses courses dans le centre commercial. Depuis qu’elle y a amené sa fille, les avancées sont inespérées : « Yookan l’a aidée à dépasser ses peurs et à cheminer vers le monde professionnel. » Yes, she can !
Dans le cadre de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées (SEEPH), qui se tiendra du 20 au 26 novembre sur le thème « La transition numérique : un accélérateur pour l’emploi des personnes handicapées », Le Monde organise en partenariat avec l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph) et le Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique (FIPHFP) une conférence, mardi 21 novembre, de 18 heures à 19 h 45, animée par Isabelle Hennebelle, journaliste au Monde.
Avec Marine Boudeau, direction du numérique, ministères sociaux ; Bruno Gendron, président de la Fédération des aveugles et amblyopes de France ; Jean Guo, Konexio ; Philippe Trotin, Microsoft.
Interventions de Françoise Descamps-Crosnier, FIPHFP, et Christophe Roth, Agefiph. Conclusion par Fadila Khattabi, ministre déléguée chargée des personnes handicapées. Une convention, qui prévoit 20 millions de financements sur cinq ans, sera signée entre la direction interministérielle du numérique et le FIPHFP.
A l’auditorium du Monde, 67-69, boulevard Pierre-Mendès-France, Paris 13e. Gratuit, inscriptions sur lemonde.fr/accessibilite-numerique
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