par Guillaume von der Weid, Philosophe publié le 30 mai 2023
Pour la première fois, les écrans reculent. Devant la convergence des études montrant qu’ils freinent l’apprentissage, la Suède a décidé d’en revenir aux manuels scolaires. Fini les tablettes à l’école. Décision évidente. Car l’écran absorbe l’intelligence. Plus que l’image, le livre, la photographie ou la télévision qui chacun en leur temps suscitèrent des condamnations plus ou moins virulentes, l’écran interactif insère l’esprit dans une réalité préfabriquée, dont le cadre lui est soustrait. Le développement concomitant de l’intelligence artificielle n’est pas un hasard, qui parachève la capacité de l’écran, par nos interactions mêmes, à déterminer la focale pertinente, la problématique légitime, la signification globale des choses. «Tout a un sens dans le monde, excepté le monde lui-même», disait l’écrivain allemand Jean Paul (1763-1825) : or apprendre, c’est précisément découvrir les choses pour penser le monde. C’est avoir une tête bien faite de conceptions plutôt que bien pleine d’applications. Comment a-t-on pu penser qu’un écran allait nous y aider ?
La technique ne résout pas tout
La première raison de cet engouement pédagogique est la foi dans le progrès technique, entretenu par des acteurs en quête de débouchés économiques ou politiques, l’entrée des écrans à l’école permettant de vendre beaucoup des tablettes et d’économiser beaucoup de politiques éducatives. Or si le progrès technique améliore notre quotidien, il peut quelquefois passer son objectif.Car contrairement aux organes du corps qui sont ajustés à leur but, l’œil à voir, la mâchoire à broyer, la main à saisir, la technique humaine, illimitée, peut se développer au-delà de son but initial, indépendamment de lui et même à son détriment.
Ivan Illitch a ainsi défini la notion de contre-productivité de la technique pour montrer qu’au-delà d’un certain seuil, elle se retournait contre son objectif, par exemple la voiture (trop de voitures fait des embouteillages), l’école (trop d’écoles abrutit), la médecine (trop de médecine rend malade). De même, la supériorité des écrans sur le papier (versatilité, contenus multimédias, interactivité…) contredit la nature de l’apprentissage. Les études montrent que la lecture sur écran «imprime» moins la mémoire que sur papier (Educational Research Review, 2018).
On se verra sans doute rétorquer l’argument de l’usage impropre, qui cherche à innocenter un objet en reportant sa nuisance propre sur son mauvais usage. L’écran ne serait ainsi qu’un outil neutre pouvant aussi bien servir à suivre un cours de Harvard qu’à jouer aux jeux vidéo, regarder Arte qu’à scroller sur TikTok, lire le Mondequ’à consulter Instagram. On connaît l’exemple : quand une personne est assassinée, on ne blâme pas le couteau. Sauf que l’exemple est trompeur, le couteau n’étant qu’un outil.
Or l’outil prolonge notre action tandis que la machine, au contraire, impose sa propre logique. Le marteau amplifie le geste du bras tandis que la machine-outil a un mouvement autonome, le couteau aiguise le coup tandis que le pistolet enclenche le tir. Aucun couteau n’a jamais tué à lui seul, tandis que les tirs par erreurs sont innombrables, et l’escalade de l’autodéfense, et les massacres insensés… dans les écoles.
L’écran est une démangeaison mentale
Les écrans incitent ainsi à se brancher sur des contenus subjuguant et sans fin, basés sur la provocation et les préjugés, la violence et la colère, les pulsions et les discours simplistes. La satisfaction y est pure, immédiate, répétée, contribuant à rendre tout le reste terne et sans relief. Impossible d’y résister. L’écran est la nouvelle démangeaison mentale, et le scrolling le grattage libérateur. Il n’est qu’à constater le temps passé quotidiennement devant les écrans.
Or l’école réclame l’inverse : la patience, un effort de décentrement, une appropriation des contenus par un discours incarné, le dialogue, le questionnement pour permettre aux esprits de comprendre le monde, c’est-à-dire d’en unifier les objets par des interprétations, des grilles de lecture, une signification personnelle. Or les enfants et les adolescents n’ont pas encore la discipline et le discernement nécessaires à l’usage raisonné des écrans, capacités dont l’école est précisément l’un des pourvoyeurs principaux.
Aussi les écrans aux écoles sont-ils aussi aberrants qu’un apéro aux Alcooliques anonymes ou une tenue provocatrice pour une thérapeute réhabilitant les délinquants sexuels. Ce qui ne condamne ni le vin ni l’érotisme, mais exige de les mettre à leur place, auprès de personnes équilibrées et capables d’autocontrainte. Parce que l’écran contient tout, il ne peut participer à une éducation qui suppose la privation initiale de ce qu’il faut comprendre. Il est trop riche pour enrichir. A l’inverse, c’est précisément l’austérité du livre qui suscite la réflexion, l’imaginaire, la créativité. Son vide est formateur, de même que la transparence des lunettes est dévoilante. Pour nos enfants, choisissons le livre qui libère la pensée plutôt que l’écran qui lui fait écran.
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