par Robert Maggiori publié le 31 mai 2023
Un arbre au milieu du chemin. Du calcaire dans un tuyau. Un caillot de sang. Une haie. Un fil barbelé. Une paroi trop escarpée. Une frontière. La chaleur. La neige – et ce vent tourbillonnant qui empêche l’avion d’atterrir. Autant d’obstacles. Mais la liste pourrait être infinie, car presque tout peut être susceptible d’obstruer, contrarier, entraver : la timidité comme la maladresse, une panne, une manifestation de rue, un ordre, un comportement, une situation, un manque d’argent comme un manque de munitions… N’importe quel élément, matériel ou non matériel, physique ou psychique, réel ou fantasmatique, qui s’oppose à une action, une activité, une découverte, un mouvement, une initiative, un projet, un progrès, une ambition, etc., peut être qualifié d’obstacle. Ainsi, si l’on voulait connaître ce qui «fait obstacle» à l’apprentissage scolaire, on prendrait en considération les éléments «ontogénétiques» propres à l’élève (intelligence, attention, volonté, ambition…), les qualités didactiques de l’enseignant, et les difficultés «épistémologiques» inhérentes à la discipline elle-même (mathématique ou littéraire, technologique ou artistique).
«Marcher, voyager ou émigrer, gouverner ou bien réfléchir»
Bien qu’usuel, semblant «aller de soi», le terme d’«obstacle» est pourtant si «global» qu’il n’y a aucune difficulté à en reconnaître l’utilité ou l’omniprésence, comparable à celle de l’eau et de la farine dans l’alimentation. Dès qu’on se lance dans une activité – «marcher, voyager ou émigrer, faire des études, créer une entreprise, gouverner ou bien réfléchir, ou encore parler, lire, écrire» – on songe tout de suite aux innombrables obstacles qu’on va «rencontrer en chemin». On ne devrait pas, car «imaginer sa propre avancée» et en même temps «se figurer le moment où elle sera arrêtée», sinon «s’en faire une montagne», c’est risquer de s’immobiliser avant même d’avoir bougé. Quand l’«esprit s’arrête devant lui-même», il y a problème, c’est-à-dire, si on parlait grec (problema), obstacle.
Mais l’inverse n’est pas mieux : si, tout à son impatience, on entendait foncer, aller droit au but, mener son projet vers son terme sans envisager les tours, les détours, les possibles impasses, les reculs, les déviations, les adaptations, les changements de cap que tout cheminement exige – qu’il s’agisse d’un décret politique, d’une décision économique, d’un choix de vie – on se trouverait pris dans un labyrinthe obscur de possibilités et d’impossibilités, on serait, autrement dit, dans l’embarras - autre nom de l’obstacle. Ainsi, des obstacles, on ne peut ni «se jouer», comme s’ils n’étaient pas là, ni en faire une obsession, comme s’ils étaient tous là et tous aptes à annihiler initiatives et actions. Mais n’est-ce pas là la caractéristique même de l’existence, jamais lisse et plate, la condition de l’être humain, lequel vit en sachant qu’il va mourir, assure sa subsistance par un travail qui lui offre ses ressources et en même temps l’aliène, arrive dans un monde déjà peuplé par d’autres, dont la présence est tantôt un enfer tantôt un paradis, et vient habiter une terre déjà habitée qu’il doit transmettre, habitable, aux générations futures ? Si l’obstacle est «ce qui se tient là devant» (ob-stare), le monde est obstacle, la terre est obstacle, l’humanité est obstacle, car il ne se peut pas qu’un être naturel ou artificiel, des êtres vivants, humains ou non-humains, ne trouvent pas devant eux (ou ne se mettent, eux, devant) «quelque chose» qui les entrave – un bloc de ciment pour une racine d’arbre, un terrain trop meuble pour un tank, une absence de papiers pour un migrant, un pesticide pour tel insecte, la résistance d’un peuple pour un dictateur…
Retrouver un dynamisme nouveau
S’il n’a guère l’air d’un concept, l’obstacle, voué à être traversé, contourné, surmonté, permet néanmoins de traverser tellement de problématiques qu’il ne semble pas infondé d’élaborer une «philosophie de l’obstacle». C’est ce que tente de faire – et réussit avec brio – Jérôme Lèbre, philosophe, professeur de khâgne au lycée Louis-le-Grand, qui, dans Repartir, trace plus que des linéaments d’une éthique, d’une politique, d’une écologie, voire d’une ontologie de l’obstacle.
Dans l’histoire de la philosophie – de Marc Aurèle à Bachelard («obstacle épistémologique»), de Fichte à Husserl, Sartre, Bergson ou Jankélévitch – on a évidemment fait une place – en vérité assez restreinte – à la notion. L’empereur stoïcien lui attribuait par exemple maintes vertus : dans l’empêchement, disait-il, dans ce qui la contre ou lui résiste, la volonté peut saisir l’occasion même de sa «reprise», substituer une «action nouvelle à la première» et retrouver un dynamisme nouveau : «De même que la nature de l’univers sait arranger et soumettre au destin commun tout ce qui lui fait opposition et résistance, de même aussi l’être qui a la raison en partage peut toujours, dans l’obstacle qu’il rencontre, trouver matière à son activité, et tourner cet obstacle même à l’accomplissement de son premier dessein» (Pensées, VIII, XXXV). De même, l’obstacle, ce contre quoi on se heurte (Anstoss), était considéré par Johann Gottlieb Fichte comme une sorte de stimulus qui permet de «faire mieux» et de se dépasser soi-même. S’il n’y avait jamais rien qui nous mettait dans les conditions de devoir résister ou réagir, nous n’aurions aucune possibilité de progrès : l’obstacle non seulement est important du point de vue pratique et psychologique mais est aussi éthiquement nécessaire. Jérôme Lèbre croise naturellement la pensée de Nietzsche ou de Kant, de Merleau-Ponty, Derrida ou Deleuze et Guattari, revient sur certaines thèses de Sartre («l’homme ne rencontre d’obstacle que dans le champ de sa liberté»), et s’arrête à plusieurs reprises sur la notion, élaborée par Bergson et Jankélévitch, d’«organe-obstacle»(la peur est ce qui empêche le courage, et, en même temps, il n’y a courage que s’il y a peur ; les océans séparent les peuples, mais créent les transports maritimes et les liens entre les peuples, etc.).
Captivante et d’une grande originalité
Repartir, cependant, ne propose aucune approche historique, qui synthétiserait les façons dont les penseurs ont conçu l’obstacle. L’idée de départ, en apparence simple, est celle que le monde et la terre, son sol, sont «irréguliers» et «échappent à la règle» : autrement dit, aussi humanisés et technicisés soient-ils (les réalisations techniques ayant servi à dépasser certains obstacles devenant à leur tour, avec le temps, des obstacles, par exemple des déchets), ils représentent un «fond non maîtrisable» – ce qui d’emblée pose l’homme comme un sujet auquel la toute-puissance n’est jamais donnée, et le condamne à ne pas être le «maître et possesseur» mais l’habitant d’un monde «constitué de corps-obstacles indéfiniment pluriels, humains, inhumains, non humains». C’est la raison pour laquelle Jérôme Lèbre prend les obstacles «comme fil directeur de la description du monde». Et cette description – dans laquelle converge le souci politique de sa «juste répartition» et de l’opportunité qui doit être donnée à tout le monde de «repartir» – est, il faut bien le dire, captivante et d’une grande originalité.
Le voyage (une course à obstacles, au sens propre), commence très loin, dans l’infiniment grand de l’espace et l’infiniment petit de la matière, dans les chocs entre les astres et le choc des atomes, les collisions internes au Big Bang produisant hélium et hydrogène, la rencontre de l’eau et des chaînes carbonées qui ont permis la formation d’organismes, pour ensuite s’arrêter sur autrui, sur la société, la justice, et s’achever par une réflexion très fine sur ce que pourraient être une politique et une «écologie du partage». Entretemps, on aura zigzagué (terme malvenu, car Repartirconsacre un chapitre entier aux formes et aux moyens de «passer» : traverser, transpercer, s’insinuer, contourner, éviter, sauter, surmonter, détruire, aplanir, polir, survoler…) entre tous les obstacles naturels, montagnes, forêts, déserts, fleuves, océans, nuit, et les obstacles posés sur le monde par l’homme, voies ferrées, axes de circulation, rues, ponts, frontières, lois… On ne saurait ici esquisser aucun «résumé» du propos très riche de Jérôme Lèbre, sinon prélever, entre mille autres choses, ce qu’il dit du contournement, qui est toujours la «voie possible» devant ce que Levinas nomme les «actes négateurs» («douter, travailler, détruire, tuer»), ou du polissage, qui, ôtant arêtes, plis, saillies ou échardes de la pierre, du fer ou du bois, crée des surfaces lisses, régulières, et de ce fait, comme l’a noté Husserl, permet à la géométrie de naître.
Dégriser les rêves de toute-puissance
Qu’il n’y ait «aucun obstacle» n’est pas un fait, mais juste un fantasme, qu’on l’attribue «à Dieu, à l’humanité, à la technique, ou la volonté politique». Aussi serait-il insensé de concevoir une «pulsion ou une volonté que rien n’arrêterait» : elle «ne serait jamais consciente ; elle ne rencontrerait jamais le monde ou bien le détruirait absolument, ce qui serait une autre manière de ne pas le rencontrer». La notion d’obstacle est féconde parce qu’elle dégrise les rêves de toute-puissance, ridiculise les idéologies ou les théories qui veulent tout expliquer et expliquer le Tout, et, ainsi, autorise une pensée plus modeste, plus sobre, moins agressive mais «résistante». Il s’agit en effet non seulement d’opposer une «politique de l’hospitalité» à ce que Kant dit du simple droit d’asile, mais de souligner la capacité qu’à l’homme de «faire obstacle à tout ce qui s’oppose à son autonomie et à sa liberté», la capacité «à se tenir à la place où il se trouve, à affirmer de lui-même par sa seule présence corporelle, son droit de séjour». Peut-être est-ce par l’art du contournement des obstacles qu’on apprendra comment «faire corps», comment «se tenir là» dans l’espace auquel chaque être, humain et non-humain, a droit, et comment, ensemble, devenir des obstacles tant à l’appropriation qu’à l’emmurement et à la destruction du monde. Ce que Jérôme Lèbre nomme la «résistance citoyenne et écologique».
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