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mercredi 31 mai 2023

Récit «Comment en est-on arrivé là ?» : l’oubli de Françoise, victime de l’ultra mortelle solitude


 


par Eva Fonteneau, Envoyée spéciale à Libourne   publié le 29 mai 2023

A Libourne, le corps d’une retraitée décédée il y a plus de trois ans a été retrouvé momifié chez elle fin 2022, après avoir traversé une pandémie, des étés caniculaires et le début d’une guerre. Une fin de vie dans l’oubli, symptomatique d’un phénomène sous-estimé, alertent plusieurs associations.

C’était un samedi, le dernier jour de l’année 2022. A une trentaine de kilomètres à l’est de Bordeaux, en Gironde, un parfum de fête emplit les rues pavées du vieux centre de Libourne, une bastide portuaire de 25 000 habitants située au confluent de l’Isle et de la Dordogne. Dans le tourbillon de la Saint-Sylvestre, des éclats de rire, des grappes humaines attendant leur tour devant la grande roue ou le carrousel en bois, des nuages de badauds aux sacs lestés de victuailles, des bouchons de champagne prêts à sauter joyeusement. Ce jour-là, la matinée est déjà bien entamée quand le maire, Philippe Buisson, reçoit un appel de l’élu de permanence. La conversation est brève : une canalisation a cédé à deux pas de la place centrale, un commerce de la rue Gambetta est inondé. Trois minutes passent, nouveau coup de téléphone. Le ton est plus grave. Au-dessus, dans l’appartement du premier étage où a été repérée la fuite, les pompiers ont découvert un corps sans vie. Un corps momifié. Stupeur. Dans le réfrigérateur, plusieurs dates de péremption remontent à l’été 2019. Dans la boîte aux lettres, un courrier posté la même année est retrouvé. L’impensable se dessine. Quatre jours plus tard, l’autopsie confirme que la femme occupant le logement est morte des suites de son cancer, seule. Elle avait 74 ans, son décès remonte à plus de trois ans.

Derrière les murs de cet immeuble ancien en pierre de taille érigé dans la rue piétonne la plus passante de Libourne, le corps de Françoise (1) a traversé une pandémie, une guerre, des étés caniculaires… pour finalement tomber dans l’oubli. En retraçant les années précédant sa découverte, nous avons voulu savoir comment le monde qui l’entourait a pu passer à côté d’elle. Comment un être humain peut mourir dans l’isolement le plus total sans susciter la moindre interrogation ? Si cette canalisation n’avait pas cédé, qui sait combien de temps encore Françoise aurait pu attendre avant d’être retrouvée.

«C’est inimaginable»

«Cette histoire nous a tous bouleversés ici. Ça a été d’autant plus fort qu’on était en pleine période des fêtes de fin d’année, un moment qui tend à l’unité», confie le maire (divers gauche) depuis son bureau, situé à seulement 300 mètres de l’appartement. «On se demande encore comment on a pu en arriver là. On entend souvent parler de quelques mois, mais des années… C’est inimaginable. Ce qui me paraît évident, c’est qu’une mort sociale a précédé la mort tout court», analyse-t-il. Françoise n’était connue ni du Centre communal d’action sociale (CCAS), ni des associations libournaises. Seule une femme de ménage aurait été aperçue quelques fois sortant de son domicile, sans que personne, pas même les enquêteurs, ne puisse établir son identité. Ironie du calendrier, quelques semaines plus tôt, la ville avait été labellisée «ville amie des aînés», une démarche visant à prévenir l’isolement des retraités et personnes âgées.

Le temps de l’enquête pour rechercher ses proches, le corps de Françoise est resté deux mois à la morgue. «La ville s’apprêtait à programmer des obsèques – comme elle en a l’obligation si aucun membre de la famille n’est retrouvé –, raconte l’élu, mais un officier d’état civil est finalement remonté jusqu’à son fils, en région parisienne.» Contacté par Libération, ce dernier, de même que sa sœur, n’a pas souhaité s’exprimer. Divorcée, Françoise était vraisemblablement en rupture totale avec sa famille depuis de longues années. Son isolement était tel qu’on n’en saura pas plus sur son ancien métier, ni sur les précédents endroits où elle avait séjourné. «Elle a été incinérée seule. C’est triste, mais malheureusement de plus en plus fréquent», rapportent le crématorium et les pompes funèbres qui ont organisé la cérémonie.

Une existence gommée

Dans l’immeuble de deux étages où la septuagénaire était locataire d’un petit studio depuis janvier 2017, l’émotion est encore très forte. «Quand on a appris qu’elle était morte depuis tout ce temps, ça a été un choc. Notre premier réflexe a été de sortir marcher ensemble, pour accuser le coup. Elle était là, devant nous, mais on n’a rien vu», lâche Marie (1), une voisine. En fouillant dans sa mémoire, elle se souvient l’avoir croisée trois ou quatre fois, tout au plus. «C’était bonjour, au revoir dans la cage d’escalier. Toujours cordial, mais ce n’est jamais allé plus loin. Je savais seulement qu’elle était souffrante. Je me rends compte que je ne la connaissais pas du tout. C’est terrible.» Depuis, un sentiment, partagé par plusieurs de ses voisins, ne la quitte plus : qu’aurait-elle pu faire autrement ? Des signes auraient-ils pu l’alerter ? «La culpabilité est très forte. Ça nous interroge évidemment sur notre rapport aux autres.» Marie assure qu’ils sont désormais plus attentifs à ceux qui les entourent : «On fera tout pour que ce drame ne se reproduise plus jamais.»

Selon une source proche de l’enquête, le grand nombre de courriers dans la boîte aux lettres n’aurait pas alerté les autres occupants de l’immeuble, car «certains la pensaient hospitalisée». Quant aux odeurs, elles ont sans doute été «limitées» par les habitudes de Françoise : «Très sensible aux bruits extérieurs, elle calfeutrait ses portes et ses fenêtres», détaille cette même source. Par la suite, l’atmosphère chaude et sèche du logement a enrayé sa décomposition pour mener progressivement à la momification du corps.

Si les voisins ne se sont pas rendu compte de sa disparition, quid de l’assurance, des factures d’eau, d’électricité, des loyers, de la pension de retraite… ? La réponse, tristement banale, se résume en un mot : l’automatisation. Le loyer était payé en partie par la Caf et, pour l’autre partie, par prélèvement automatique sur son compte bancaire alimenté par sa retraite, elle-même versée automatiquement. Quant au propriétaire, un particulier dont nous n’avons pas réussi à remonter la trace, il n’aurait jamais cherché à modifier les termes du bail, ni à contacter la défunte. «L’épidémie de Covid, six mois plus tard, n’aura certainement pas aidé à créer ou recréer du lien», pointe une commerçante de la rue Gambetta. Cinq mois après la découverte, l’existence de Françoise a comme été gommée. L’étiquette sur la sonnette de l’interphone a été arrachée et son studio, entièrement vidé. Il est depuis inhabité.

«Une défaillance commune»

Déterminée à «faire mieux», la ville de Libourne a fait son introspection ces derniers mois. «Ça aurait pu arriver n’importe où, mais ce cas est révélateur d’une défaillance commune. Collectivité comprise. On doit pouvoir en tirer une leçon pour l’avenir, d’autant que l’accompagnement de nos aînés fait partie de nos principales préoccupations», livre Philippe Buisson en tournant les pages d’un épais dossier consacré à la question. Après le «drame» de la rue Gambetta, le maire a pris les devants pour renforcer les liens entre la commune et la Poste. «Dès cette année, plusieurs facteurs seront chargés d’évaluer le degré d’isolement social de centaines de personnes – principalement des personnes âgées – que nous avons préalablement identifiées via les listes électorales. Ce dispositif, qui viendra compléter les listes du CCAS, passera principalement par du porte à porte», détaille l’édile. Dédiée à ce nouveau service, une aide à domicile va être reclassée. Elle sera accompagnée par deux personnes en service civique.

Au-delà des frontières girondines, les circonstances de la mort de Françoise font écho à une dizaine d’autres cas similaires en France, comme le rapporte l’association Petits Frères des pauvres dans un rapport publié en janvier 2023. Pointant une absence de statistiques publiques et une réalité «probablement sous-estimée»,elle dresse «un bilan glaçant» en se basant sur les faits divers relayés par la presse. Au total, en 2022, quatorze personnes âgées de 62 à 93 ans (huit hommes et six femmes) ont été retrouvées entre quinze jours et trois ans après leur décès. «Dans la plupart des cas, il s’agissait de personnes âgées qui n’étaient pas ou peu identifiées par les services sociaux, de personnes en rupture qui pouvaient refuser de l’aide, avec des parcours de vie complexes semés d’embûches et de fragilité», détaille l’association, qui considère que ces morts solitaires «sont le témoin de l’isolement le plus extrême» et appellent à «restaurer le lien social».

Ni pierre tombale ni plaque

A Bordeaux, le collectif Morts isolés, dont il existe des «équivalents»dans la plupart des grandes villes de France, s’est donné pour mission d’accompagner leurs inhumations. Présents lors de la mise en terre, les membres se relaient pour prononcer quelques mots. Des prières aussi. Ils s’assurent que la personne ne sera pas enterrée seule en organisant un temps de recueillement. «Au départ, notre collectif, créé en 2008, s’occupait exclusivement des morts de la rue. Aujourd’hui, nos six bénévoles accompagnent aussi les personnes isolées mortes chez elles, en foyer, en maison de retraite ou à l’hôpital», liste Joël Bégueret, l’un des responsables. Sans qu’il puisse vraiment expliquer pourquoi, le Bordelais a constaté une hausse des chiffres ces dernières années. Rien qu’en 2022, ils ont assisté à l’inhumation d’une cinquantaine de personnes, dont une dizaine qui vivaient dans la rue. Preuve que les cas médiatisés ne sont qu’une infime partie des morts isolés recensés. Dans le cimetière de Bordeaux-Nord, à la frontière de la ville, une parcelle leur est réservée. Entre les allées, recouvertes d’herbe et de fleurs sauvages, aucune pierre tombale, aucune plaque. Seulement des petits carrés bleus et des numéros scellés au sol. «Avant, c’était une friche ici, glisse le bénévole. Maintenant, on sème des fleurs, on s’assure que tout reste propre. On projette d’installer des plaques avec leurs noms et leurs dates de naissance et de mort. Tout ce qui pourra leur redonner un peu d’humanité.»

(1) Le prénom a été changé.


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