Propos recueillis par Lorraine de Foucher Publié le 28 mai 2023
La philosophe, qui mène une réflexion globale sur les épreuves de la vie, se penche dans son nouvel essai, « Les Débuts. Par où recommencer ? », sur notre besoin de ressentir, de vibrer, en tout moment de notre existence, de ses prémices à sa fin.
Trois de ses livres sont classés dans les meilleures ventes d’essais en France. Ce matin de mai, le succès de Claire Marin ne l’empêche pas de préparer son prochain cours pour ses élèves de prépa d’un lycée parisien. Entre deux copies et un café allongé, le regard bleu acier et le débit millimétré de la philosophe se suspendent parfois, le temps pour elle, si attachée à l’étymologie et à la précision des concepts, de ciseler sa réflexion.
Un mois plus tôt, on l’avait vue donner une conférence à la Maison de la poésie, à Paris, pour la sortie de Les Débuts. Par où recommencer ? (Autrement, 192 pages, 19 euros). On avait constaté que la salle était comble et que la file de femmes émues qui, à l’issue de la rencontre, patientaient pour une dédicace, était bien longue.
Vous commencez votre ouvrage avec cette phrase : « Je ne regarde plus les mères de la même manière depuis que je le suis devenue. » Pensez-vous qu’il existe une primauté de l’expérience sensible ? Que le monde se séparerait entre ceux qui ont vécu certains événements et les autres, et qu’il y aurait alors un risque d’incommunicabilité ?
La maternité a fait naître en moi une empathie, une solidarité à l’endroit d’autres femmes, dont je perçois mieux les fatigues, les solitudes, les joies. Cette question se pose aussi pour la maladie ou la douleur : on a toujours du mal à se représenter la souffrance de l’autre, ou même son bonheur. Quant à l’incommunicabilité générée par la primauté du sensible, ça interroge sur la possibilité de se mettre à la place de l’autre.
L’art joue un rôle médiateur parce qu’il permet de se glisser dans la peau de personnages, d’où l’enjeu primordial des représentations en littérature ou au cinéma. Dans certains hôpitaux, des comédiens viennent aider les futurs médecins à mieux appréhender le ressenti des patients en jouant leur rôle.
Malheureusement, comme le dit le pédiatre et psychanalysteDonald Winnicott, tout le monde n’est pas capable d’accéder à la sensibilité de l’autre, d’où l’importance d’une éducation à la sensibilité. Elle ne doit plus être pensée comme une fragilité. Il faut cesser d’amputer les petits garçons de l’accès à leurs émotions, d’enferrer les soignants dans leur froideur défensive. Dans les situations de maladie incurable, l’empathie est souvent le seul soin qui reste.
Il est paradoxal de présupposer un contrôle des émotions dans une vie où elles sont plus puissantes que la raison. C’est absurde de vouloir les écraser comme ça. On retrouve là la vieille tradition platonicienne d’une infériorité du sensible par rapport à l’intellect. Que disent les Lumières ? « Ose savoir », pas « ose ressentir ». Dans ce sillage, l’expérience du corps féminin n’a jamais été théorisée en philosophie. La grossesse, l’accouchement et la maternité sont de complets impensés philosophiques.
Vous citez une réflexion de Vladimir Jankélévitch (1903-1985) sur l’imprévu, ces « instants bénis qui propulsent [la vie] par à-coups et, fugitivement, la raniment ». Que signifie cette revendication de l’imprévu dans un monde où l’on a plutôt tendance à programmer sa vie ?
On vit dans l’illusion de pouvoir planifier sa vie, et l’imprévu n’est même plus poétique, car on passe son temps à gérer l’urgence, cette disponibilité que l’on doit avoir tout le temps, car tout le monde est joignable et la frontière privé-public a disparu. Alors comment retrouver l’imprévu heureux de Jankélévitch ? Ces moments miraculeux de rencontre d’une personne ou de découverte d’une belle chose ? Il faut aller chercher du côté de la gratuité, arrêter de « rentabiliser » son temps, profiter du plaisir de l’offrir.
Votre livre est un plaidoyer pour les débuts. Vous écrivez : « Seuls les débuts comptent parfois »…
Un début, c’est confus, obscur, raté. Une forme apparaissant doucement sur un Polaroid. On n’est jamais stable, c’est inquiétant, c’est merveilleux, aussi, ce tremblement fébrile, ce mouvement qui émerge. Un début, c’est un moment où l’on s’éveille. Je trouve ça très important d’être présent à ce qu’il se passe, plutôt que de spéculer sur un avenir incertain, d’en profiter, même s’il est évident que cela ne mènera à rien. L’intensité d’un début peut suffire à valoir le voyage, l’émotion justifie l’expérience.
On a peut-être trop peur maintenant de prendre des risques relationnels. De s’investir « à perte » dans une interaction. D’ailleurs, l’étymologie du mot investir montre bien cette opposition. Investir vient de « vestir », ça suggère que s’investir dans une relation, c’est comme « s’habiller de l’autre », on le laisse s’approcher de nous et de notre enveloppe corporelle, on se fond l’un dans l’autre, ça peut être inquiétant. Et « investir », ça évoque la logique économique.
Avant, les relations étaient réduites à un cercle familier, on ne rencontrait pas grand monde. Dorénavant, on doit croiser en un an le même nombre de personnes qu’on voyait auparavant pendant toute une vie, et cela a des conséquences. On consomme les relations, et elles nous consument. Les applications de rencontre permettent un accès à des milliers de gens, mais est-ce que cela augmente pour autant la qualité des liens ?
Parler des débuts pose la question de la trajectoire d’une vie. Vous écrivez : « Toute trajectoire se double toujours de sa bifurcation imaginaire, de cette vie possible que l’on a laissé filer et où l’on aurait peut-être été plus heureux. » C’est quoi, toutes ces vies que nous ne menons pas ?
Ça parle d’histoires d’amour qu’on a choisies ou qu’on a quittées, d’études qu’on a faites ou pas, de concours qu’on a obtenus, de décisions de partir ou de rester… Les lignes imaginaires sont importantes, elles nourrissent la ligne réelle. Parfois on a l’impression d’avoir tout raté, et ces lignes peuvent rassurer. On peut être heureux, à 50 ans, de ne pas avoir concrétisé ce dont on rêvait à 25. C’est comme ces moments où l’on imagine ce qu’on ferait si on gagnait au Loto. Souvent, on envisage d’améliorer le confort de sa vie, mais pas nécessairement d’en changer radicalement.
Vous développez une philosophie de l’humilité, une apologie de la fragilité, loin des autres philosophes qui aiment à penser la puissance. Pourquoi ?
Ces philosophes pensent en système. Mais d’où leur vient cette ambition de circonscrire le monde qui, par essence, est insaisissable ? Je me souviens, au début, j’hésitais à devenir prof car j’avais le sentiment de ne pas en savoir assez. Un enseignant m’a décomplexée en m’expliquant qu’on pouvait tout simplement dire qu’on ne sait pas tout. Je suis vigilante face aux gens assertifs, la vérité péremptoire est dangereuse. L’histoire de la science montre, à l’inverse, qu’elle se corrige et se réfute en permanence. Il n’y a pas de grandes lois humaines. Moi, je m’intéresse au petit, à l’intime, au relationnel, je n’arrive pas à penser à trop grande échelle, je me sens trop loin du sujet.
Vous fracassez dans votre livre la notion de date de naissance et vous vous demandez à partir de quand on existe et ce qui fait qu’on existe. Ça se joue à rien du tout…
Ça m’a beaucoup troublée quand j’étais enfant de comprendre que mon existence, qui me paraissait si évidente, était en réalité complètement aléatoire. Je propose souvent à mes étudiants de réfléchir à l’ensemble des accidents et des circonstances qui ont permis leur naissance. La conclusion – à savoir qu’il était hautement improbable que chacun d’entre nous soit là aujourd’hui – est assez déroutante.
On ne décide pas d’exister. Paul Ricœur [1913-2005] l’explique bien : « Ma vie a commencé sans moi. » Tous ces espaces où la vie se mène en nous, sans nous, m’intéressent. C’est ce qui se passe au début de la vie, à la fin de la vie aussi, quand on n’est parfois plus qu’un cerveau enfermé dans un corps qui nous échappe. A quel point suis-je vivante dans ma vie ? Nombre de vies de femmes, par exemple, ne sont pas vécues mais subies, et cela rejoint la question de l’objet et du sujet. Vivre sa vie, c’est être un sujet. Aristote [384-322 av. J.-C.] l’écrit, quand il pense la relation maître-esclave et qu’il pose que le corps de l’esclave est le prolongement de celui du maître. Souvent, les corps des femmes sont le prolongement de ceux des hommes, à travers les violences sexuelles et la reproduction. Cela fonctionne aussi avec les corps des ouvriers qui préservent ceux des patrons en s’y substituant. Combien de vies sont seulement le prolongement de celles d’autres êtres, plus puissants ?
Qui dit débuts dit débuts de l’amour. Vous écrivez : « Pour celui qui est vraiment amoureux, le début est (…) toujours raté, parce qu’il a été ravi, absent à lui-même. C’est en deçà de moi que l’amour se manifeste, avant toute possibilité à le dire. » Cela fait écho à la réflexion de Benjamin Constant (1767-1830) sur ce qui survient en premier, l’amour ou la rencontre. On pourrait penser que la rencontre entraîne l’amour. Pour Constant, on a un stock d’amour en nous que l’on projette sur la personne rencontrée…
J’aime bien cette idée, ça donne à chacun sa chance d’aimer. Je trouve ça plus intéressant de parler de besoin d’être amoureux que de capacité à être aimable ou désirable. Et, oui, on a besoin d’être amoureux, parce que, quand on est athée, l’amour est la seule chose qui contrecarre l’absurdité de l’existence. Nous sommes des êtres relationnels. La société nous vend l’individualisme forcené, alors que tout ce qui nous fait progresser, c’est l’altérité. C’est l’interaction, partout, tout le temps, qui nous fait rebondir et gagner en aspérité et en profondeur. En ça, les algorithmes peuvent inquiéter : les machines ne proposent pas d’altérité.
Vous terminez votre livre avec des passages sur les blessures de la vie, qui nous anéantissent. Vous écrivez : « Ainsi se dessine sur la trame de la catastrophe le motif d’une autre existence, dans la présence continue de cet amour et du chagrin inconsolable. Le possible revient sur fond de cette nuit en nous dans un tressage incompréhensible mais réel de la perte et du mouvement irrésistible de la vie »…
Oui, j’avais déjà écrit dans Rupture(s) [L’Observatoire, 2019] que je n’aimais pas les interprétations qu’on fait de cette phrase de Nietzsche [1844-1900] : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Parfois c’est vraiment cassé, et il ne faut pas le nier. Comment fait-on repartir la machine ? Ça ne tient pas à notre volonté propre, mais à quelque chose de l’extérieur. Une phrase lue, un échange avec une personne ébranlée comme vous, qui vous rattrape dans la chute, sûrement parce qu’elle est un peu plus loin sur le chemin de l’épreuve que vous. La rencontre d’une autre vulnérabilité fait sortir de l’hypernuit.
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