par Laura Tuillier publié le 18 avril 2023
Ça commence par un ordre du jour, mais l’ordre est tout de suite bousculé. Tandis qu’une membre de l’équipe soignante de l’Adamant insiste gentiment pour que la traditionnelle réunion du lundi matin obéisse à un certain protocole, une patiente, assise à côté d’elle, aimerait savoir tout de suite le nom du nouveau venu. D’emblée, notre attention et notre empathie vont vers elle : effectivement, l’ordre relève de l’absurde, pourquoi attendre pour demander son prénom au jeune homme, si on a envie de le savoir maintenant. Si elle se plie finalement à la règle, c’est avec un sourire entendu, pour elle-même, avec un sens de l’humour dont elle ne se départira pas par la suite.
En filmant ce centre d’accueil de jour unique en son genre – au cœur de Paris, il est situé sur une péniche –, Nicolas Philibert revient en pays connu, celui du soin psychiatrique. Dans la Moindre des choses (1997), il avait filmé la Borde, la clinique fondée par le psychanalyste Jean Oury dans les années 50, selon les principes de l’antipsychiatrie. Ici, l’ambition est plus modeste mais la curiosité est restée la même : en partant à la rencontre des visiteurs de ce bateau immobile, passagers réguliers ou hôtes occasionnels, Nicolas Philibert filme des angoisses et des ébahissements, des terreurs, des inspirations, brutalement précipités à la surface par le trouble psy, mais au fond communs à tous.
Tous sur le même bateau
Ce qu’il nous propose est alors moins l’exploration du fonctionnement d’un lieu – une institution, comme aurait pu le faire Frederick Wiseman – que le portrait d’une multitude ; multitude prise dans son quotidien, alternant les ateliers créatifs et les moments à prendre un café ou à cuisiner ensemble, sans que rien n’indique qui soigne et qui vient trouver un soutien sur la péniche. Alors qu’on se prend à chercher, dans les regards, les gestes, la parole, ce qui ferait signe vers la folie, ou à l’inverse vers la rationalité, on se rend compte à quel point cette norme est inopérante, le point de bascule étant toujours incertain entre intensité et délire, timidité et mutisme. Le film s’emploie, tout comme la philosophie du lieu l’y invite, à ne pas faire le tri, et à accepter le pacte que proposent d’emblée les personnes filmées : faire partie de la même histoire, tous sur le même bateau.
Car ce qui relie l’équipe de tournage aux pensionnaires de l’Adamant c’est un désir de création qui donne au film ses plus belles séquences. Qu’il s’agisse de commenter un dessin que l’on vient d’achever, de jouer un morceau de musique qu’on a composé, ou simplement de faire part d’une idée, c’est toujours avec une puissance de feu que les intéressés s’impliquent. La force des individualités est d’ailleurs telle qu’elle vient presque contredire l’horizon de fonctionnement coopératif du lieu. Les activités sont collectives mais au fond chacun est à lui seul un monde tellement complexe et autonome qu’il supporte mal d’être confronté à un autre.
Ce qu’il reste à conquérir
L’Adamant, repaire d’artistes, vivier de solitudes explosives. Sorte de refuge idéal, d’arche de Noé au cœur de la ville violente, l’Adamant est une bonne nouvelle et l’on comprend que le jury du dernier festival de Berlin ait tenu à la célébrer en remettant l’Ours d’or à Philibert.
Néanmoins, le film ne se contente pas de souligner le travail accompli mais, en choisissant de conclure sur le coup de gueule d’une des patientes, fait signe vers ce qu’il reste toujours à conquérir : alors que celle-ci réclame depuis des mois de pouvoir animer un atelier de danse, elle sent qu’autour d’elle on fait la sourde oreille. Pourquoi ? Quelle barrière invisible, dressée même si c’est à son corps défendant par l’institution, l’empêche de transmettre son savoir ? Qu’est-ce qui ne fait pas d’elle une danseuse comme une autre ? C’est sur une crête de questions que se place le film, toutes celles que posent sans cesse les passagers de l’Adamant à la vie comme elle va.
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