par Eric Favereau publié le 18 avril 2023
C’était il y a plus de dix ans, juste quelques jours après l’ouverture de l’Adamant en septembre 2010. On discutait alors avec une patiente. «C’est vrai que c’est le premier bateau psychiatrique au monde ? Cela veut dire que l’on est tous dans le même bateau, non ?» Eh oui, ils sont tous sur une magnifique et singulière barge, plantée aux pieds de la gare d’Austerlitz. Elle est là, avec des stores en bois d’une grande élégance, laissant passer les reflets de l’eau et la lumière du jour, loin, très loin des murs de l’asile. Tout autour, une vie circule avec le va-et-vient des péniches sur la Seine.
Ce lieu, aujourd’hui l’objet du documentaire Sur l’Adamant de Nicolas Philibert, est unique mais il est d’abord le fruit d’un long combat. Cela faisait en effet des années que le Dr Eric Piel, chef d’un secteur de psychiatrie à l’hôpital d’Esquirol (Val-de-Marne), avait cette idée en tête : construire un hôpital de jour pour ces malades sur une péniche. «L’eau, c’est reposant», nous confiait-il alors. Peut-être cherchait-il à mettre en œuvre la phrase du psychiatre catalan François Tosquelles, à l’origine de la psychothérapie institutionnelle (1), dont il se disait l’héritier ? «La caractéristique du malade, c’est d’être sur une berge, puis sur une autre, mais d’oublier le pont.»
Eric Piel, lui-même, habitait sur une péniche : «La psychiatrie a besoin de lumière, de vie. La plus belle avenue de Paris, c’est ici : la Seine. Alors pourquoi ne pas s’y installer ?» Dans son service, il avait créé une agence de voyages pour les malades. «Ils ont bien le droit de partir en vacances», nous expliquait-il. A la mairie de Paris, l’idée d’une «péniche de fous» intéressait mais provoquait quelques blocages, certains craignant des noyades. Cela a donc pris du temps : l’appel d’offres pour construire le bateau, puis des mois de construction. Et les patients ont dû s’y habituer. Tous les lundis, un atelier a été ainsi proposé aux malades. Son nom : «Larguez les amarres.» A l’époque, l’hôpital de jour du service se situait au sixième étage d’un immeuble en plein quartier des Halles à Paris, lieu agité et bruyant. «Dire que l’on allait sur la Seine, cela suscitait de la curiosité, de l’intérêt. Et c’était bien, non ? Pour une fois que la psychiatrie suscitait l’intérêt», racontait Arnaud Vallet, infirmier.
«Les patients se sentent au centre des choses»
Aujourd’hui le documentaire de Nicolas Philibert renvoie le reflet d’une tendre oasis, posée sur la Seine. «Je suis surpris que les gens soient surpris de ce qu’ils voient, réagit Eric Piel après avoir découvert le film. Pour moi, la parole des malades, elle est là, et on l’entend tous les jours.» Ce n’est pas tout à fait l’avis de son successeur, le Dr Jean-Paul Hazan, qui a tenu la barre de la péniche pendant ces dix ans, avant de prendre récemment sa retraite : «Cette parole qui s’exprime magnifiquement dans le documentaire ne tombe pas du ciel. Pour qu’ils puissent s’exprimer ainsi, il faut toute une histoire, un modèle, une construction. C’est d’ailleurs un peu le regret que je peux avoir sur les choix du cinéaste, la question institutionnelle du lieu n’apparaît pas.» Comme si le film laissait planer le sentiment qu’il suffisait d’être gentil et hospitalier pour que les «fous» trouvent leur place. Nicolas Philibert s’en défend : «Comment faire en sorte qu’une parole advienne ? La question n’est pas d’être gentil, il s’agit d’être disponible, à l’écoute. C’est de l’attention, de la délicatesse, du tact, c’est être là au bon moment. Mon travail est d’ailleurs assez voisin de celui des soignants, il s’agit de créer des conditions pour que des choses puissent advenir. Comme le dit Jean Oury (2), il s’agit de programmer le hasard.»
Deux autres documentaires sont désormais en montage
«Le lieu est aussi primordial, je pense que les patients se sentent au centre des choses, analyse encore Jean-Paul Hazan. Il y a une passerelle. On va s’asseoir sur la passerelle, on attend, on regarde.» Nicolas Philibert : «Le lieu en lui-même donne le sentiment de ne pas être exclu. Mais la force réside dans le collectif, c’est cela qui porte l’Adamant», poursuit le cinéaste qui, de retour sur la terre ferme, s’interroge sur la suite de l’histoire. «Un documentaire consiste à sortir des gens de l’ombre, cela pendant quelques instants. Puis cela passe. Mais que va-t-on laisser ? Quelle image pour eux et sur eux ? On ne sait pas d’avance. Un cinéaste doit avoir cela en tête. Cette question est la même, quelle que soit la personne que l’on filme.» Non imaginés au départ, deux autres documentaires sont désormais en montage. «Mais ce n’est pas une suite, insiste Philibert. En cours de tournage, j’ai découvert que l’Adamant est un lieu qui est relié à d’autres lieux. Il y a une circulation, des patients vont à l’hôpital, mais aussi des soignants, car ceux qui travaillent sur l’Adamanttravaillent aussi à l’hôpital. Petit à petit je décide alors de faire un second film, je filme des conversations de patients et soignants. Et en même temps je découvre l’existence d’un groupe, baptisé “l’orchestre”. Ce sont des infirmiers bricoleurs. Ils vont chez le patient pour régler des petits problèmes. Et je les suis, ces visites à domiciles feront un troisième film.»
Une vague donc, puis une autre. De la péniche à l’hôpital, de l’hôpital à chez soi. Et ces déplacements ne sont pas anecdotiques, tant aujourd’hui la psychiatrie en France est immobile, figée comme rarement, enfermant et isolant de plus en plus les patients. «Un malade doit pouvoir aller d’un espace à un autre, rêvait pourtant, au siècle dernier, François Tosquelles. Un malade ne peut pas rester à l’arrêt. L’important, c’est son trajet. Le droit au vagabondage est le premier droit du malade.»
(1) La psychothérapie institutionnelle est née pendant la guerre, ouvrant les murs de l’asile, et partant du constat qu’il fallait «soigner les murs comme les patients».
(2) Près de Blois, la clinique historique de La Borde (Loir-et-Cher), créée par Jean Oury, est le haut lieu de la psychothérapie institutionnelle. En 1996, Nicolas Philibert a en a fait un documentaire : la Moindre des choses.
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