par Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste publié le 12 avril 2023
Dans un petit texte de 1941, les Pêcheurs du bord de Seine, Stefan Zweig donne une interprétation d’une anecdote tirée de l’histoire de la révolution française : tandis que Louis XVI était décapité place de la Concorde, non loin de là, au bord de la Seine, des pêcheurs s’adonnaient tranquillement à leur activité favorite. Ils ne tournèrent même pas la tête lorsque l’acclamation de la foule signala que venait de s’accomplir le plus grand événement qu’ait connu l’histoire de leur pays. Ainsi Zweig décrit-il le rapport que beaucoup entretiennent avec les événements historiques contemporains. Il écrit : «La plupart n’ont jamais vécu l’Histoire, mais seulement leur propre vie», et ajoute : «L’homme véritable ne vit pas l’Histoire, il vit sa propre existence.»
Cette lecture questionne spécifiquement les analystes dont les patients s’intéressent à leur petite histoire sans que soit mentionnée la grande histoire. Sauf que cette absence n’est pas dépourvue de sens : elle indique le plus souvent la présence de traumas non élaborés. Des secrets honteux «encryptés», transmis de génération en génération peuvent avoir, moyennant souvent un travail de recherche dans différents types d’archives, une chance de pouvoir se représenter. Cependant, et à l’inverse, Kalyane Fejtö, une des autrices de cet intéressant petit livre (in «Le bouchon et la guillotine»), montre que le «surinvestissement de la grande histoire, dans un but défensif, peut protéger le patient de l’investigation directe de sa petite histoire et des éléments refoulés et clivés qui la constituent». C’est le fil rouge des textes écrits par des analystes qui ont quasi tous vécu eux-mêmes des histoires traumatiques liées à l’exil, à la déportation, au génocide ou à la perte de la langue maternelle (Primo Levi écrivait : «Là où l’on fait violence à l’homme, on le fait aussi à la langue»). Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, autrice de «La folie de l’histoire» (l’histoire folle d’un réfugié Rohingya), psychologue clinicienne, travaille auprès de demandeurs d’asile à l’hôpital Avicenne de Bobigny. «Migrants, demandeurs d’asile, sans-papiers, peu importe la catégorie, leur monde est désormais troué par l’abîme traumatique, écrit-elle. De «discours cohérent» il n’y en a donc plus dans le paysage psychique dévasté des patients.» Un psychiatre colombien, dans un beau texte («A fleur de peau») traite du thème de «Comment être psychanalyste dans un pays violent ?» Tous ont dû analyser leur propre contre-transfert en écoutant ces différents patients qui n’avaient parfois pas de langue à leur disposition pour communiquer avec l’analyste (en 1942, Moscovici qui ne voulait plus parler le roumain écrivait que le français était comme un bon génie qui créait une distance entre lui et la réalité). «Le trauma empêche toute inscription, tout passé, toute vie, toute histoire.» Il existe, on le voit, de nombreuses façons d’intriquer grande et petite histoire.
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