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samedi 22 avril 2023

“Les violences psychiatriques sont tellement courantes, multiples, si peu montrées ou questionnées…”

Par  Marine Landrot   Publié le 19 avril 2023

Longtemps traitée en psychiatrie, la slameuse Treize signe avec “Charge” un livre contre la violence médicale. Nicolas Philibert a lui filmé, pour son documentaire “Sur l’Adamant”, le quotidien d’un hôpital expérimental. Tous les deux pointent l’urgence à réformer l’institution.

La slameuse Treize et le cinéaste Nicolas Philibert.   

La slameuse Treize et le cinéaste Nicolas Philibert.  Photo Laura Stevens pour Télérama

«Jouvre le huis clos psychiatrique », prévient la slameuse Treize, en sous-titre de son livre Charge, retour d’expérience sur les dix années du saccage organisé de sa santé mentale par le pouvoir médical. Alors s’échappe un flot verbal de rage clairvoyante, de douleur brute, de désolation crue. « Dans un monde où penser se réduit si souvent à cocher des cases et où l’accueil du singulier est de plus en plus écrasé, il y a encore des lieux qui ne cèdent pas, qui tentent de maintenir vivante la fonction poétique de l’homme et du langage », observe le documentariste Nicolas Philibert, en épilogue de son film Sur L’Adamant, plongée au cœur d’un hôpital psychiatrique de jour parisien, expérimental et doux, posé sur la Seine. Deux regards d’artistes radicalement différents, mus par une même urgence : donner la parole aux patients, si souvent broyés par la psychiatrie déshumanisée. Nous leur avons proposé de se rencontrer. De confronter leurs constats, leurs indignations, leurs espoirs…

Vous révélez des aspects cachés de la psychiatrie, avec la volonté forte que des choses se sachent. Quelle a été votre motivation à chacun ?
Treize J’ai voulu transmettre ce qui m’a manqué en pays psychiatrique à d’autres qui pourraient en avoir besoin. De 21 à 31 ans, j’ai vécu sous camisole chimique, avec des hospitalisations qui m’ont mise comme hors de moi. Je ne parvenais pas à penser par moi-même ce qui m’arrivait. J’étais trop écrasée par le rouleau compresseur d’un traitement lourd et inadapté. Je prenais tout de plein fouet, sans me rendre compte de la violence que je subissais. Rien ne m’était expliqué, je n’avais jamais voix au chapitre. Depuis presque huit ans, j’ai décidé de veiller sur ma santé mentale différemment, de ne plus voir de psychiatre, d’arrêter les médicaments, et de devenir slameuse. J’ai eu envie de libérer cette parole longtemps empêchée, silenciée. J’ai tenu à écrire un livre suffisamment court et percutant pour être lue par des personnes psychiatrisées, parce que je me souviens qu’on n’arrive quasiment pas à lire sous médocs.

Nicolas Philibert Mon approche est forcément différente, puisque je suis extérieur, si j’ose dire. Mais la frontière est poreuse, floue, malléable, entre les patients et les personnes qui n’ont jamais connu de parcours psychiatrique. J’ai voulu montrer que la psychiatrie est une loupe sur notre humanité. Fragiles, attachants, parfois drôles ou déroutants, les gens que j’ai filmés à l’Adamant nous renvoient à nous-mêmes. Je me suis senti des points communs avec eux. J’ai eu l’impression qu’être là me soignait moi aussi… Votre livre, Treize, m’a touché non seulement par sa langue puissante, incisive, mais aussi parce qu’il est complètement incarné. Vous vivez les choses dans votre tête et dans votre corps, tout en disant combien ces années de psychiatrie vous ont dépossédée de vous-même. On est avec vous du début à la fin. On suit pas à pas votre cheminement pour vous dégager de l’humiliation perpétuelle que vous subissez de la part de ce pouvoir médical, qui vous considère comme un objet et ne vous laisse jamais être sujet. Il y a quelque chose de très réjouissant à vous voir reconquérir ainsi votre personne.

T. Dans votre documentaire, cela m’a fait plaisir que les personnes soient filmées aussi joliment, sans arrière-pensée, comme s’il s’agissait de beaux acteurs connus. Leurs visages, leurs corps, même usés, fatigués, abîmés, sont magnifiques. C’est très rare, parce qu’on sent souvent de la gêne ou de la peur dans le regard porté sur les psychiatrisés. Par son architecture, par le choix des matériaux, l’Adamant est vraiment un espace d’exception, propice à la création, au repos, au rêve. Devant votre caméra, on dirait un oiseau !

N.P. On pourrait penser que l’Adamant est un bateau replié sur lui-même, comme un petit îlot. Mais pas du tout. Si ce lieu est aussi inventif, aussi effervescent, c’est parce qu’il est ouvert sur le monde. Voilà un lieu qui n’a rien à cacher, où les patients peuvent circuler librement. Un lieu où l’on considère que, pour soigner, il faut soigner l’ambiance. Et pour soigner l’ambiance, il faut inventer tout le temps, à partir de ce qui se présente. Tout y est prétexte à soigner, au sens premier du mot : être attentif à l’autre. Il ne s’agit pas de domestiquer les personnes dans leur singularité, mais au contraire de les aider à trouver les solutions qui vont leur permettre, si possible, d’avancer. À sa manière, l’Adamant lutte contre tout ce qui menace l’institution psychiatrique : la bureaucratie, la répétition, l’infantilisation.

T. Mais cela reste tout de même un lieu atypique. Il faut absolument le préciser. Peu d’hôpitaux accepteraient d’accueillir un cinéaste dans leur service de psychiatrie ! Paradoxalement, j’ai regardé votre film en regrettant presque qu’il soit aussi poétique. J’ai peur que les spectateurs croient que le dispositif de l’Adamant est représentatif de la psychiatrie française. Cela m’a rendue un peu triste, car la réalité est tout autre. Les violences psychiatriques sont tellement courantes, multiples, tellement peu montrées, questionnées, qu’un film comme le vôtre crée forcément une attente chez les psychiatrisés. Vous n’y êtes pour rien, mais tourner un film sur ce sujet donne une responsabilité, à cause de la rareté des occasions. J’ai donc eu un petit pincement au cœur quand j’ai compris que les violences y seraient passées sous silence.

N.P. Dans votre livre, vous dénoncez, et vous avez bien raison. Moi, j’énonce. Je suis très attentif au fait que filmer suppose un sens des responsabilités. La caméra donne un pouvoir. Les images peuvent nuire, comme elles peuvent aider. Vous pouvez vite instrumentaliser les personnes que vous filmez. Quand vous arrivez avec une caméra dans un service psychiatrique, certains peuvent le vivre comme une intrusion. D’autres comme une animation…

T. Oh oui, tellement on s’ennuie, à glander toute la journée dans sa chambre !

N.P. Comme disait le grand psychiatre Jean Oury, fondateur de la clinique de La Borde, il s’agit, en psychiatrie, d’être le moins nocif possible. C’est un peu pareil pour un documentariste. On se doit avant tout de filmer des gens dans leur dignité. Je pourrais les montrer dans des moments de crise. Mais cela demanderait beaucoup de délicatesse puisque la vie de personnes est en jeu. Je pense à l’après. Comment vivront-elles cette séquence par la suite ? Filmer, c’est figer dans le temps et dans l’espace. C’est une forme d’enfermement. Dans quelle image avez-vous le droit d’enfermer les gens ? Cette question est omniprésente pour un documentariste.

Il faut arrêter de regrouper des êtres humains qui vont très mal. Comment les personnes qui exercent dans ce secteur peuvent-elles se raconter que cela va les aider à remonter la pente ?

Si vous filmiez Treize, qu’auriez-vous envie de montrer d’elle ?
N.P. Une lucidité magnifique sur ce qu’elle a traversé en livrant un combat non seulement contre le pouvoir des psychiatres, mais aussi contre elle-même, pour essayer de retrouver son libre arbitre. Un courage exemplaire. Voilà ce qui émergerait des images.

« Rappelle-toi fort que tu es très courageuse », c’est le mantra que vous proposez à toutes les personnes psychiatrisées, à la fin de votre livre…
T. Oui. C’est courageux de faire face aux traumas que l’expérience psychiatrique ajoute aux traumas qui vous ont mené là. C’est courageux d’avoir tellement peur des répercussions de votre parole en consultation que vous restez en vigilance pour ne jamais exprimer ce que vous ressentez. C’est courageux de chercher de l’énergie quand le traitement vous enlève toutes vos forces. C’est courageux de continuer à se faire confiance sur ce qui est le mieux pour soi, quand la psychiatrie fait tout pour piétiner votre discernement. C’est courageux d’être tout le temps en survie pure. Cela m’aurait beaucoup aidée de l’entendre de la bouche des personnes qui travaillent dans les services psychiatriques. Mais pour cela, il faudrait qu’elles lâchent leur posture, qu’elles sortent du rapport de domination, qu’elles puissent se dire merde, ça ne marche pas ce que je fais, en fait…

N.P. Une scène m’a beaucoup ému, au début de votre livre, quand vous observez une femme de ménage qui passe le balai dans votre chambre d’hôpital. Elle chante, vous appréciez énormément sa voix, et puis un jour, elle ne chante plus. Vous sentez qu’elle ne va pas bien, et vous découvrez la raison : elle a été victime d’injures racistes d’une patiente. Cela m’a fait penser à une phrase de Lucien Bonnafé, un autre grand psychiatre, qui parlait du « pouvoir soignant du peuple ». Vous avez des médecins qui ont fait douze ans d’études, et qui passent d’une chambre à l’autre, en coup de vent, sans prêter attention aux humains qu’ils ont en face d’eux. Et puis vous avez quelques fois la femme de ménage qui pose son balai pour parler cinq minutes, de tout et de rien. Ces gens-là, qu’est-ce qu’ils soignent !

Que faudrait-il changer pour que la psychiatrie soigne mieux ?

T. Arrêter de regrouper au même endroit des êtres humains qui vont très mal, déjà. Comment les personnes qui exercent dans ce secteur peuvent-elles se raconter que cela va les aider à remonter la pente ? Il n’y a aucune logique ! Imaginons quelqu’un qui s’effondre après la mort d’un proche. Pensez-vous que la meilleure chose à faire serait de le parquer pendant des semaines avec d’autres gens qui ont du mal à vivre leur deuil ? Lors de ma première hospitalisation, je me suis vraiment flingué le moral à me retrouver en rupture d’humanité. Quand on arrive, on essaie de créer un minimum de liens entre patients, on se refile des infos pratiques, on se dépanne. Mais c’est tellement dur de baigner dans la souffrance des autres, en plus de la sienne, qu’à un moment, on est obligé de les déshumaniser pour tenir le coup. On se coupe mentalement, on s’isole, et ce réflexe humain peut même passer pour un symptôme aggravant aux yeux des psychiatres.

Vous écrivez que leurs diagnostics sont des « coups de perceuse dans les cervelles »
T. Les diagnostics sont à double tranchant. Ce sont des mots stigmatisants, consignés dans des dossiers, sans forcément d’explications. Ils peuvent être dangereux, parce qu’ils impliquent ensuite des traitements, souvent très lourds, avec des effets secondaires désastreux. Mais en même temps, on attend ces diagnostics, parce qu’on a envie de trouver des médicaments qui soulagent. Une fois qu’on a commencé à les prendre, on est dans un engrenage, on vise de nouveaux diagnostics, pour avoir de meilleures molécules. Un vrai rapport de force s’installe autour de ces médicaments, qu’on ne peut pas arrêter du jour au lendemain, donc qui nous soumettent aux psychiatres. Les patients heureux de leur médication sont très rares. Cette question reste taboue, mais elle est centrale. D’ailleurs, durant les rencontres en librairie, on me demande systématiquement comment j’ai réussi à sortir de l’emprise des médicaments.

C’est inconcevable de se dire qu’un lieu de soins va vous abîmer. Cela fait froid dans le dos, même.

Que répondez-vous ?
T. Si vous saviez le nombre de fois où j’ai rêvé d’arrêter les médocs ! J’ai mis du temps à oser le faire, parce qu’il y avait une partie de moi qui avait intégré l’idée que je ne pourrais jamais vivre sans. J’ai eu du mal à me défaire de l’illusion que je trouverais de l’aide en psychiatrie. Parfois, quand j’allais mieux et que je traversais chez moi des moments de souffrance, j’avais encore le réflexe d’envisager dans un petit coin de ma tête la solution de l’hospitalisation. C’est inconcevable de se dire qu’un lieu de soins va vous abîmer. Cela fait froid dans le dos, même. Je me garde bien de donner des conseils, d’autant que certaines choses fonctionnent pour certains et pas pour d’autres. Par exemple, l’écriture a bien marché pour moi. Mais je ne vais pas aller survendre à tout le monde cette solution, qui n’a rien d’universel. Tout ce que je peux conseiller, et j’ai de l’émotion à l’instant où je parle, c’est d’accepter que ça va être très dur pendant très longtemps. Le message est plus doux à entendre de la part de quelqu’un qui l’a vécu.

Le titre de votre livre, Charge, a des significations multiples. Il peut être pris dans le sens de réquisitoire, poids, trop-plein, mission…

T. Il y a aussi l’expression « prise en charge psychiatrique », mais que veut-elle dire, réellement ? J’ai dû faire un gros travail pour me réapproprier la langue, et bannir de mon vocabulaire certains mots médicaux qui m’avaient été imposés et que j’ai utilisés sans réfléchir pendant des années. Lors de l’écriture, des expressions m’ont été soudain impossibles à employer. Par exemple, « les soignants ». Trop dur, trop déplacé, trop dérangeant pour moi. J’ai remplacé par « l’équipe employée », qui me semble plus approprié, et me permet d’induire que des professionnels se retrouvent souvent à appliquer des directives aux antipodes du soin, venues de la hiérarchie. Je ne peux pas dire « les patients », non plus. Je préfère parler des « psychiatrisés ». Si on creuse tous ces mots, on voit bien qu’ils sont à l’envers, qu’ils ont été tordus. Observer un traitement. Délivrer une ordonnance. Être stabilisé. Dire qu’un psychiatre vous suit, alors qu’en réalité, c’est lui qui mène ! Quand le langage ne va pas, c’est un indicateur que la situation ne va pas non plus…

N.P. Vous en avez des choses à apprendre aux psychiatres !

T. Oui, mais je ne veux pas leur parler !

Cela rappelle la scène finale d’un autre documentaire de Nicolas Philibert sur la psychiatrie, La Moindre des choses(1996), où un patient regarde la caméra et dit : « Un conseil, ne parlez jamais de votre santé à un médecin ! ».
T. C’est drôle, mais tellement vrai ! Cette réplique est typique des blagues d’initiés qu’on développe entre psychiatrisés, et qui ne sont pas du tout appréciées par les psychiatres. Tous ceux qui ont séjourné en pays psychiatrique le savent : il ne faut jamais faire de l’humour pendant son hospitalisation. Une blague, en consultation, peut être fatale ! Les psychiatres ne vont pas la comprendre et la retiendront comme un élément contre vous. Même un fou rire collectif, au moment d’un repas, leur fait peur. Voyez jusqu’où va le contrôle ! Des endroits où le rire est interdit, ce n’est pas rien, quand même…

TREIZE EN QUELQUES DATES
1984. Naissance en Île-de-France
2006. Premier contact avec la psychiatrie.
2017. Première scène ouverte de slam
2023. Parution de Charge

NICOLAS PHILIBERT EN QUELQUES DATES
1951. Naissance à Nancy
1992. Le Pays des sourds
2002. Être et avoir
2023. Sur l’Adamant, Ours d’or à Berlin

 

Charge, de Treize, éd. La Découverte, 124 p.
Sur l’Adamant, en salles le 19 avril, lire critique dans notre prochain numéro.


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