Longtemps traitée en psychiatrie, la slameuse Treize signe avec “Charge” un livre contre la violence médicale. Nicolas Philibert a lui filmé, pour son documentaire “Sur l’Adamant”, le quotidien d’un hôpital expérimental. Tous les deux pointent l’urgence à réformer l’institution.
«J‘ouvre le huis clos psychiatrique », prévient la slameuse Treize, en sous-titre de son livre Charge, retour d’expérience sur les dix années du saccage organisé de sa santé mentale par le pouvoir médical. Alors s’échappe un flot verbal de rage clairvoyante, de douleur brute, de désolation crue. « Dans un monde où penser se réduit si souvent à cocher des cases et où l’accueil du singulier est de plus en plus écrasé, il y a encore des lieux qui ne cèdent pas, qui tentent de maintenir vivante la fonction poétique de l’homme et du langage », observe le documentariste Nicolas Philibert, en épilogue de son film Sur L’Adamant, plongée au cœur d’un hôpital psychiatrique de jour parisien, expérimental et doux, posé sur la Seine. Deux regards d’artistes radicalement différents, mus par une même urgence : donner la parole aux patients, si souvent broyés par la psychiatrie déshumanisée. Nous leur avons proposé de se rencontrer. De confronter leurs constats, leurs indignations, leurs espoirs…
Nicolas Philibert Mon approche est forcément différente, puisque je suis extérieur, si j’ose dire. Mais la frontière est poreuse, floue, malléable, entre les patients et les personnes qui n’ont jamais connu de parcours psychiatrique. J’ai voulu montrer que la psychiatrie est une loupe sur notre humanité. Fragiles, attachants, parfois drôles ou déroutants, les gens que j’ai filmés à l’Adamant nous renvoient à nous-mêmes. Je me suis senti des points communs avec eux. J’ai eu l’impression qu’être là me soignait moi aussi… Votre livre, Treize, m’a touché non seulement par sa langue puissante, incisive, mais aussi parce qu’il est complètement incarné. Vous vivez les choses dans votre tête et dans votre corps, tout en disant combien ces années de psychiatrie vous ont dépossédée de vous-même. On est avec vous du début à la fin. On suit pas à pas votre cheminement pour vous dégager de l’humiliation perpétuelle que vous subissez de la part de ce pouvoir médical, qui vous considère comme un objet et ne vous laisse jamais être sujet. Il y a quelque chose de très réjouissant à vous voir reconquérir ainsi votre personne.
T. Dans votre documentaire, cela m’a fait plaisir que les personnes soient filmées aussi joliment, sans arrière-pensée, comme s’il s’agissait de beaux acteurs connus. Leurs visages, leurs corps, même usés, fatigués, abîmés, sont magnifiques. C’est très rare, parce qu’on sent souvent de la gêne ou de la peur dans le regard porté sur les psychiatrisés. Par son architecture, par le choix des matériaux, l’Adamant est vraiment un espace d’exception, propice à la création, au repos, au rêve. Devant votre caméra, on dirait un oiseau !
N.P. On pourrait penser que l’Adamant est un bateau replié sur lui-même, comme un petit îlot. Mais pas du tout. Si ce lieu est aussi inventif, aussi effervescent, c’est parce qu’il est ouvert sur le monde. Voilà un lieu qui n’a rien à cacher, où les patients peuvent circuler librement. Un lieu où l’on considère que, pour soigner, il faut soigner l’ambiance. Et pour soigner l’ambiance, il faut inventer tout le temps, à partir de ce qui se présente. Tout y est prétexte à soigner, au sens premier du mot : être attentif à l’autre. Il ne s’agit pas de domestiquer les personnes dans leur singularité, mais au contraire de les aider à trouver les solutions qui vont leur permettre, si possible, d’avancer. À sa manière, l’Adamant lutte contre tout ce qui menace l’institution psychiatrique : la bureaucratie, la répétition, l’infantilisation.
T. Mais cela reste tout de même un lieu atypique. Il faut absolument le préciser. Peu d’hôpitaux accepteraient d’accueillir un cinéaste dans leur service de psychiatrie ! Paradoxalement, j’ai regardé votre film en regrettant presque qu’il soit aussi poétique. J’ai peur que les spectateurs croient que le dispositif de l’Adamant est représentatif de la psychiatrie française. Cela m’a rendue un peu triste, car la réalité est tout autre. Les violences psychiatriques sont tellement courantes, multiples, tellement peu montrées, questionnées, qu’un film comme le vôtre crée forcément une attente chez les psychiatrisés. Vous n’y êtes pour rien, mais tourner un film sur ce sujet donne une responsabilité, à cause de la rareté des occasions. J’ai donc eu un petit pincement au cœur quand j’ai compris que les violences y seraient passées sous silence.
N.P. Dans votre livre, vous dénoncez, et vous avez bien raison. Moi, j’énonce. Je suis très attentif au fait que filmer suppose un sens des responsabilités. La caméra donne un pouvoir. Les images peuvent nuire, comme elles peuvent aider. Vous pouvez vite instrumentaliser les personnes que vous filmez. Quand vous arrivez avec une caméra dans un service psychiatrique, certains peuvent le vivre comme une intrusion. D’autres comme une animation…
T. Oh oui, tellement on s’ennuie, à glander toute la journée dans sa chambre !
N.P. Comme disait le grand psychiatre Jean Oury, fondateur de la clinique de La Borde, il s’agit, en psychiatrie, d’être le moins nocif possible. C’est un peu pareil pour un documentariste. On se doit avant tout de filmer des gens dans leur dignité. Je pourrais les montrer dans des moments de crise. Mais cela demanderait beaucoup de délicatesse puisque la vie de personnes est en jeu. Je pense à l’après. Comment vivront-elles cette séquence par la suite ? Filmer, c’est figer dans le temps et dans l’espace. C’est une forme d’enfermement. Dans quelle image avez-vous le droit d’enfermer les gens ? Cette question est omniprésente pour un documentariste.
Il faut arrêter de regrouper des êtres humains qui vont très mal. Comment les personnes qui exercent dans ce secteur peuvent-elles se raconter que cela va les aider à remonter la pente ?
N.P. Une scène m’a beaucoup ému, au début de votre livre, quand vous observez une femme de ménage qui passe le balai dans votre chambre d’hôpital. Elle chante, vous appréciez énormément sa voix, et puis un jour, elle ne chante plus. Vous sentez qu’elle ne va pas bien, et vous découvrez la raison : elle a été victime d’injures racistes d’une patiente. Cela m’a fait penser à une phrase de Lucien Bonnafé, un autre grand psychiatre, qui parlait du « pouvoir soignant du peuple ». Vous avez des médecins qui ont fait douze ans d’études, et qui passent d’une chambre à l’autre, en coup de vent, sans prêter attention aux humains qu’ils ont en face d’eux. Et puis vous avez quelques fois la femme de ménage qui pose son balai pour parler cinq minutes, de tout et de rien. Ces gens-là, qu’est-ce qu’ils soignent !
Que faudrait-il changer pour que la psychiatrie soigne mieux ?
T. Arrêter de regrouper au même endroit des êtres humains qui vont très mal, déjà. Comment les personnes qui exercent dans ce secteur peuvent-elles se raconter que cela va les aider à remonter la pente ? Il n’y a aucune logique ! Imaginons quelqu’un qui s’effondre après la mort d’un proche. Pensez-vous que la meilleure chose à faire serait de le parquer pendant des semaines avec d’autres gens qui ont du mal à vivre leur deuil ? Lors de ma première hospitalisation, je me suis vraiment flingué le moral à me retrouver en rupture d’humanité. Quand on arrive, on essaie de créer un minimum de liens entre patients, on se refile des infos pratiques, on se dépanne. Mais c’est tellement dur de baigner dans la souffrance des autres, en plus de la sienne, qu’à un moment, on est obligé de les déshumaniser pour tenir le coup. On se coupe mentalement, on s’isole, et ce réflexe humain peut même passer pour un symptôme aggravant aux yeux des psychiatres.
C’est inconcevable de se dire qu’un lieu de soins va vous abîmer. Cela fait froid dans le dos, même.
Le titre de votre livre, Charge, a des significations multiples. Il peut être pris dans le sens de réquisitoire, poids, trop-plein, mission…
T. Il y a aussi l’expression « prise en charge psychiatrique », mais que veut-elle dire, réellement ? J’ai dû faire un gros travail pour me réapproprier la langue, et bannir de mon vocabulaire certains mots médicaux qui m’avaient été imposés et que j’ai utilisés sans réfléchir pendant des années. Lors de l’écriture, des expressions m’ont été soudain impossibles à employer. Par exemple, « les soignants ». Trop dur, trop déplacé, trop dérangeant pour moi. J’ai remplacé par « l’équipe employée », qui me semble plus approprié, et me permet d’induire que des professionnels se retrouvent souvent à appliquer des directives aux antipodes du soin, venues de la hiérarchie. Je ne peux pas dire « les patients », non plus. Je préfère parler des « psychiatrisés ». Si on creuse tous ces mots, on voit bien qu’ils sont à l’envers, qu’ils ont été tordus. Observer un traitement. Délivrer une ordonnance. Être stabilisé. Dire qu’un psychiatre vous suit, alors qu’en réalité, c’est lui qui mène ! Quand le langage ne va pas, c’est un indicateur que la situation ne va pas non plus…
N.P. Vous en avez des choses à apprendre aux psychiatres !
T. Oui, mais je ne veux pas leur parler !
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