par Coralie Schaub publié le 15 avril 2023
Blottie sous des couvertures, bardée de capteurs, allongée immobile dans un IRM faisant un boucan d’enfer, Sarah Pineau, 35 ans, regarde défiler des photos. Mygale, chatons, scène de chasse, bébés mignons, cadavre de renard… Elle s’efforce de moduler ses émotions suivant les consignes données et signale ses réactions, en maniant une télécommande. De l’autre côté d’une vitre, le chercheur Leonardo Ceravolo surveille des ordinateurs qui enregistrent une myriade de données : rythme cardiaque, niveau de sudation et activité du cerveau de Sarah Pineau. «Nous voulons vérifier l’hypothèse selon laquelle être exposé à un climat extrême peut modifier la capacité à réguler ses émotions», explique ce spécialiste en neurosciences à l’université de Genève, avant d’assigner une autre tâche à la jeune femme. Celle-ci doit maintenant évaluer son degré de peur face à des vidéos alternant paysages idylliques, extraits de films d’horreur et personnages frigorifiés dans la neige, les membres en sang. Frousse maximale systématique dans le dernier cas.
Nous sommes début avril, dans les locaux de l’Institut du cerveau (ICM), à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, à Paris. Sarah Pineau est revenue la veille du nord de la Laponie finlandaise, où elle a passé un mois avec une vingtaine d’autres «climatonautes» dans le cadre de la mission scientifique Deep Climate. Sous l’égide du Human Adaptation Institute, fondé par l’explorateur et chercheur franco-suisse Christian Clot, une quarantaine de scientifiques de quinze institutions (dont l’ICM, le Centre national d’études spatiales, l’Institut de recherche biomédicale des armées et plusieurs universités) cherchent à comprendre la capacité d’adaptation – ou non ! – des humains face à de nouveaux climats, tant en termes physiologiques que cognitif, individuel que collectif. L’idée étant de confronter dix femmes et dix hommes à trois types de climats extrêmes représentatifs de nos conditions de vie possibles dans un futur proche. Des volontaires de 25 à 52 ans issus de divers milieux socioprofessionnels, en bonne santé, mais vivant en Europe dans un climat tempéré et non habitués aux conditions difficiles.
«On en a tous plus ou moins bavé»
Ces novices ont d’abord passé quarante jours dans la chaleur humide et la pluie quasi constante de la forêt guyanaise en décembre. Puis trente jours, ce printemps, dans le froid lapon très versatile : entre -10°C et -30°C, avec des ressentis jusqu’à -50°C, «ce qui correspond aux variations brusques de températures et aux tempêtes soudaines que nous risquons de vivre dans le nord de la France à cause du dérèglement climatique», indique Christian Clot. Pour leur dernière mission, ils crapahuteront quarante jours en juin dans la fournaise aride du désert saoudien. Avec un petit mois de repos et d’études scientifiques entre chaque étape. «Une première mondiale à cette échelle dans de telles conditions écologiques réelles», assure le chef d’expédition, selon lequel il existe peu d’études sur l’adaptation du corps et du comportement humain aux changements climatiques. Toutes ont été réalisées en laboratoire ou sur des populations spécifiques (militaires, sportifs de haut niveau…).
Quasiment au saut de l’avion, pour que le corps et l’esprit n’aient pas eu le temps de se réaccoutumer au climat hexagonal, voilà donc Sarah Pineau et ses coéquipiers soumis à une batterie de tests, de questionnaires. Les mêmes ont aussi été réalisés avant l’expédition, et certains pendant, autant que possible. La première famille de protocoles porte sur l’individu. Tout y passe, ou presque : physiologie (sommeil, température centrale, fonction cardiovasculaire, performances physiques, métabolisme…), bilans biologiques (sang, microbiote intestinal…), processus émotionnels et sensoriels (perception du temps, de l’espace, perception visuelle et olfactive…), plasticité cérébrale, régulation de l’expression des gènes, cognition (prise de décision, attention, mémoire, motivation, fatigue cognitive…). Autre axe d’étude, la capacité d’adaptation collective. Comment un groupe réagit, interagit, s’organise et se coordonne – ou pas ! – quand il est confronté à un climat extrême et instable ? Qui dirige, comment, constate-t-on plus ou moins de solidarité, d’empathie ? Enfin, les scientifiques observent le rapport à la nature des «climatonautes», histoire de déterminer si celui-ci les aide ou pas à s’adapter.
Au bout d’une heure, le «sujet» Sarah Pineau est extrait de sa machine IRM. Souriante malgré le nez et les joues encore brûlées par le froid lapon, celle qui «dans le civil» est chargée de communication au ministère des Armées accepte de livrer son expérience. «Je n’aime pas le froid, j’avais beaucoup d’appréhension avant de partir mais j’ai voulu me confronter à la peur, aller jusqu’au bout, même en dormant hyper mal avec les pieds gelés. On en a tous plus ou moins bavé, c’était un combat permanent, bien plus difficile qu’en Guyane. J’ai remarqué que plus les conditions sont compliquées, plus il y a d’entraide dans le groupe. C’est peut-être mon côté Bisounours, mais il me semble que l’instinct primitif de survie est de faire corps.»
«Chaque individu s’adapte différemment»
Marion Rouquier, une autre «climatonaute» que l’on cueille à sa sortie de tests sur les postures et de mémoire spatiale, rejoint cet avis plutôt optimiste. «En Laponie, il y avait une cohésion de groupe plus forte qu’en Guyane, on s’est partagés nos stratégies pour lutter contre le froid et le changement fréquent de la météo, les plus en forme ont porté les sacs de ceux qui souffraient le plus», raconte cette psychologue de 30 ans, pour qui «le froid rapproche, au propre comme au figuré». Elle «appréhende un peu» l’extrême chaleur d’Arabie Saoudite : «Contre le froid, j’ai des stratégies, par exemple mettre plus ou moins de couches de vêtements, mais contre le chaud, je vois moins comment faire.» Et se demande comment elle va gérer un possible manque d’eau, comment le groupe va réagir. «Est-ce qu’on sera plus lents, moins actifs, est-ce que nous aurons envie de nous éloigner les uns des autres pour avoir notre espace et respirer ? C’est l’inconnu.»
Les premiers résultats du programme Deep Climate ne sont pas attendus avant la fin de l’année, le temps d’analyser la quantité astronomique d’informations recueillies. Mais d’ores et déjà, certaines constantes se dégagent. «Chaque individu s’adapte différemment et ce n’est pas une question de sexe ni d’âge, remarque Christian Clot. Mais on retrouve chez tout le monde des mécanismes récurrents.» Face à un changement, chacun passe d’abord par une phase de désorientation, de perte de repères, qui «crée beaucoup de fatigue mentale», explique-t-il. Après un «déclic d’acceptation qui passe toujours par une émotion» commence la phase de «reconstruction», l’apprentissage de nouveaux savoirs, la mise en place de nouveaux fonctionnements. La dernière étape consiste à être à nouveau capable de se projeter dans le futur. «Nous cherchons à comprendre comment on peut amener les personnes à trouver la ressource nécessaire en eux pour réduire au maximum le temps de désorientation», poursuit le chercheur. Par ailleurs, Christian Clot en est persuadé, «sans coopération au sein d’un groupe social, il n’y a pas d’adaptation».
Modification des comportements
Vaste défi. Parviendrons-nous, individuellement et collectivement, à nous adapter au chaos climatique qui nous attend ? Alors même que, du moins dans les pays occidentaux, «nous sommes beaucoup moins résistants et bien plus douillets physiquement et psychologiquement que nos grands-parents», observe Stéphane Besnard, chercheur à l’université de Caen, médecin investigateur et codirecteur scientifique Deep Climate. Autre question : comment cette étude, d’une durée relativement courte, menée sur une cohorte de 20 personnes, toutes jeunes et en parfaite santé, peut-elle permettre de savoir comment réagira sur le long terme la population «réelle», infiniment plus nombreuse et comprenant des enfants, des seniors et des malades ? «Il fallait bien commencer quelque part, et on peut supposer que si c’est dur pour les climatonautes, ce sera pire pour les personnes plus fragiles», répond la neuroscientifique Margaux Romand-Monnier, responsable de la recherche au Human Adaptation Institute. Dans tous les cas, pour Barbara Le Roy, qui termine sa thèse en neurosciences en conduisant des expériences pour Deep Climate, s’adapter à des climats hostiles sera «très difficile». «La préparation sera extrêmement importante, il faudra apprendre à adopter de nouveaux comportements plus résilients, à gérer le stress, à accepter la situation», dit-elle avant d’accueillir un nouveau «sujet» pour un test olfactif.
Face à l’adversité climatique, plutôt que de coopérer, ne risquerons-nous pas de nous replier sur nous-mêmes, de rejeter autrui, de pratiquer le chacun pour soi voire de nous entretuer ? Impossible à dire pour l’heure. Mais Christian Clot, qui se «pose beaucoup de questions là-dessus», veut croire que notre salut individuel et collectif passera par un «changement du système éducatif», notamment pour sensibiliser les enfants à la nature. Il s’agira aussi, selon lui, de modifier nos comportements pour faire en sorte de limiter l’ampleur de la crise climatique, par exemple en mangeant moins de viande, ce qui suppose là encore une adaptation pas forcément évidente. Et «rien ne se fera sans la confiance, qui ne se crée que par l’exemplarité», insiste Christian Clot, qui rêve d’un «système politique où la confiance sera restaurée».
A propos de politique, le baroudeur chercheur a proposé à quelques députés de se rendre cet été dans le désert saoudien «pour leur faire comprendre par le vécu qu’il y a un problème». Une poignée d’entre eux aurait répondu présent, mais motus, on n’en saura pas plus. En septembre, il compte aussi inviter des parlementaires, des patrons du CAC 40, des ministres, voire le Président, à «vivre pendant quarante minutes à 46°C dans un camion climatique» garé devant l’Assemblée nationale ou le Sénat. Puis de leur demander s’ils imaginent endurer cela des semaines d’affilée. «Pour des raisons de sécurité, nous n’avons pas l’autorisation d’aller au-delà de 46°C dans le camion, c’est trop dangereux», glisse Christian Clot. Glaçant, quand on sait que dès 2050, la France risque de subir des températures de l’ordre de 50 degrés… voire plus.
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