Par Clémentine Goldszal Publié le 17 avril 2023
Amarrée sur les quais de la Seine, cette péniche accueille un hôpital de jour qui pratique la « psychothérapie institutionnelle » où patients et soignants sont « coacteurs » des soins. La curieuse embarcation et ses passagers sont les héros du film de Nicolas Philibert, « Sur L’Adamant », primé lors de la Berlinale et en salle le 19 avril.
C’est jour de grève des transports, ce 23 mars, mais il en faut plus pour empêcher les habitués de L’Adamant de rejoindre cette péniche en bois sombre, amarrée depuis l’été 2010 au port de la Râpée, à Paris, au pied du pont Charles-de-Gaulle, sur la rive droite de la Seine. De l’extérieur, L’Adamant est un grand rectangle percé de multiples fenêtres surplombées de volets de bois. La grille est ouverte et on y entre sans avoir à montrer patte blanche. Il arrive même que des touristes, déambulant sur les quais, franchissent la passerelle, prenant l’embarcation pour une buvette.
Mais qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il y ait grève, chaque jour une quarantaine de patients passe quelques heures ou la journée entière dans ce centre de jour du Pôle Paris Centre, à la fois hôpital de jour et centre d’accueil thérapeutique à temps partiel. En janvier 2022, deux cents patients adultes étaient inscrits à L’Adamant.
En arrivant, on reconnaît quelques visages. Leurs silhouettes, leurs démarches, leurs voix, leurs histoires, leurs talents sont au cœur du film de Nicolas Philibert, Sur l’Adamant, en salle le 19 avril, auréolé de l’Ours d’or à la Berlinale, décerné en février. Le documentariste, réalisateur d’Etre et avoir (2002), les a suivis durant sept mois (de mai à novembre 2021), sa caméra au plus près de leurs visages, captant leurs confessions souvent bouleversantes et la poésie de leurs points de vue sur le monde et leurs maladies.
« Un havre »
L’Adamant met en pratique les principes de la psychothérapie institutionnelle, cette méthode élaborée dans les années 1960 pour rompre avec les pratiques asilaires qui consiste à faire des malades les « coauteurs de leurs soins », comme l’explique Linda De Zitter, psychologue clinicienne et psychanalyste qui officie sur la péniche depuis sa création. Dans cet îlot ouvert et baigné de lumière, patients et encadrants se côtoient et se confondraient presque. Ici, pas de blouses blanches, pas de portes fermées (à part la salle de douche, accessible sur demande).
« Sur L’Adamant, on n’assiste pas, on participe », a prévenu Linda De Zitter, lorsqu’elle nous a proposé de nous joindre à l’atelier abécédaire. Au sein de ce groupe de parole, une dizaine de femmes et d’hommes sont conviés chaque jeudi après-midi à livrer leurs pensées les plus intimes, mais aussi à discuter de tout et de rien, guidés par quelques membres de l’équipe qui interviennent pour faciliter les échanges, mais aussi partager leur expérience personnelle.
Caroline, diagnostiquée schizophrène, a inventé un slogan, qui ravira l’industrie pharmaceutique : « Avec Effexor, j’ai du ressort ! Avec Abilify, je n’ai plus de failles ! »
L’atelier s’ouvre ce jour-là avec Françoise, aux cheveux gris et à l’air vaincu. Elle se plaint du « train des idées noires », qui passe tous les jours entre 16 heures et 18 heures, l’assaillant de pensées sur la « vacuité » de l’existence et la laissant démunie et effrayée. « Tu es sûre que tu prends les bons médicaments ? lui demande une autre patiente. Moi, quand ça va pas, j’augmente ma dose de Tercian. » Un court échange s’ensuit sur les vertus des traitements médicamenteux, que tous ici connaissent par cœur, pour les côtoyer quotidiennement, parfois depuis des décennies.
Caroline, la cinquantaine pimpante, teint hâlé et ongles rouges, diagnostiquée schizophrène, l’assure : « Quand je pense à en finir, les médicaments m’aident à relativiser. » Elle a même inventé un slogan, qui ravira l’industrie pharmaceutique :« Avec Effexor, j’ai du ressort ! Avec Abilify, je n’ai plus de failles ! »
Ça rigole pas mal, à l’abécédaire, et même l’humeur de Françoise semble s’alléger au fil de la séance. Lorsque Bruno, l’un des éducateurs, lui demande si quelque chose la met en colère, elle répond du tac au tac : « Anne Hidalgo ! » Et l’assistance éclate de rire. Même Victor, grand corps, peau noire et épaules rentrées, sourit alors. Pour lui, L’Adamant est « un havre ». « Je n’aime pas rentrer le soir dans mon foyer », lâche-t-il.
Toutes les catégories sociales
« Les ateliers sont des prétextes pour permettre aux patients de se relancer, de se remettre en mouvement », explique Linda De Zitter. La péniche est ouverte du lundi au vendredi de 9 h 15 à 17 heures. Certains viennent tous les jours, d’autres par demi-journées, pour participer à des ateliers précis ou pour des consultations avec les psychologues. Toutes les catégories sociales, tous les profils de maladie de l’âme se croisent sur L’Adamant.
Si la plupart des malades sont isolés, certains travaillent à temps partiel, d’autres ont des vies de famille. Ils ont été orientés par des médecins, des psychologues ou des infirmiers des centres médico-psychologiques qui ont pensé qu’ils pourraient trouver un soutien dans ce lieu particulier mais pas unique (« d’autres équipes essayent de faire quelque chose digne de ce nom », souligne Linda De Zitter). L’Adamant a aussi une autre vertu : celle d’attirer les soignants vers la fonction publique, dans un contexte chronique de crise du recrutement.
« La différence avec les hôpitaux psychiatriques ou les autres hôpitaux de jour, c’est qu’ici les soignants ne nous commandent pas, ils nous accompagnent. » Patrice Dhont, patient de L’Adamant
Patrice Dhont, le pied pris dans une attelle à la suite d’une chute, mais incroyablement fringuant pour ses 78 ans, vient depuis l’ouverture. Il a même participé, à la fin des années 2000, aux discussions sur la conception du lieu, au cours desquelles soignants et patients ont été consultés. C’est lui qui nous fait faire le tour du propriétaire, 650 mètres carrés répartis sur deux ponts. « La différence avec les hôpitaux psychiatriques ou les autres hôpitaux de jour, c’est qu’ici les soignants ne nous commandent pas, ils nous accompagnent », dit-il en introduction.
Dans la salle de projection qui accueille l’atelier traveling, le ciné-club de L’Adamant, une dame est endormie sur un canapé. C’est aussi ici que les participants de la Web radio (Laoueve.com) se réunissent pour enregistrer leurs émissions. Patrice Dhont en est un habitué, mais il a lâché le ciné-club il y a quelques années : « Au début, j’y allais et, en rentrant chez moi le soir, j’écrivais un texte sur le film qu’on avait vu, mais j’ai arrêté parce que j’ai vu beaucoup trop de films dans ma vie », tranche-t-il. Il préfère se consacrer à sa poésie, que l’on pouvait lire jusqu’à récemment dans Les Beaux Barres, le journal des patients dont vient de paraître l’ultime numéro (l’infirmier chargé de la parution n’a plus le temps de s’y consacrer).
Il y a aussi, sur L’Adamant, une vaste bibliothèque, des dizaines de DVD, un ordinateur en libre-service, une cuisine (où patients et soignants préparent chaque vendredi un repas lors de l’atelier cuisine), une salle de musique et de poterie, un coin arts plastiques… Chaque vendredi, une sortie culturelle est organisée.
L’Adamant flotte à contre-courant des images souvent véhiculées sur l’institution psychiatrique. A son bord, pas de naufragés, juste des hommes et des femmes un peu ballottés par les vagues, mais stabilisés par le doux remous de cette embarcation solidement ancrée.
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