par Julien Lecot, envoyé spécial à Louvain-la-Neuve (Belgique) publié le 8 avril 2023
A peine midi passé, les terrasses de Louvain-la-Neuve, en Belgique wallonne, se remplissent et les premières assiettes sortent des cuisines. En ce premier lundi d’avril, sous un grand soleil, certains accompagnent leur repas d’une bière. D’autres, plus raisonnables, tournent au soda ou à l’eau en bouteille. Impossible en revanche, au milieu des bâtiments cubiques en briques marron, d’apercevoir la moindre carafe d’eau. «Ici, ça n’existe pas, je n’ai jamais souvenir d’en avoir vu. Si on veut de l’eau, on achète de la bonne eau belge en bouteille. C’est comme ça, on n’est pas en France ici», pose Jean-Marie, un sexagénaire timide au crâne dégarni, les restes d’un burger frites traînant dans l’assiette devant lui à côté d’une bouteille de Chaudfontaine.
La carafe fait pourtant débat en Belgique. Le 29 mars, le gouvernement belge a présenté son «plan alcool interfédéral». Parmi les 75 mesures évoquées pour lutter contre l’alcoolisme qui doivent être mises en place d’ici 2025, le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke souhaite que «l’eau gratuite soit disponible partout où l’alcool est bu et vendu». Une mesure rejetée de longue date par la puissante fédération «Horeca» (pour Hôtel, Restaurant, Café) qui y voit une importante perte financière pour les restaurateurs. «On a déjà du mal à se remettre du Covid. Proposer de l’eau gratuite, c’est autant de boissons en moins qui ne seront pas vendues, donc une réelle perte pour les restaurateurs. De toute façon, ce n’est pas une coutume ici, on ne va pas l’inventer», dénonce auprès de Libé Luc Marchal, le président de la branche wallonne.
Si la possibilité de se voir servir gratuitement au restaurant de l’eau du robinet est en France une évidence, elle l’est beaucoup moins de l’autre côté de la frontière. Et ceux qui ont un temps évoqué l’idée d’importer cette coutume en Belgique ont rapidement revu leurs plans. En 2019, dans sa déclaration de politique générale, le gouvernement wallon l’avait ainsi promis : sous son mandat, il deviendra obligatoire pour les lieux publics et restaurants de proposer de l’eau gratuite. Une révolution alors que le demi-litre d’eau se monnaye rarement en dessous de 4 euros au restaurant. Mais quatre ans plus tard, la révolution n’a pas eu lieu. Pire, elle a même été tout bonnement balayée début mars par le ministre wallon de l’Economie, Willy Borsus, dans une interview à la Libre Belgique : «Les établissements qui veulent proposer gratuitement de l’eau peuvent bien entendu le faire. Mais […] la gratuité n’existe pas : quelqu’un la paie toujours à un moment.»
«C’est plutôt la France qui est étrange»
Chez les restaurateurs de Louvain-la-Neuve, on salue aussi ce retour en arrière et on craint la volonté nouvelle du gouvernement fédéral. Derrière le comptoir de la Cabane, bar restaurant qu’il gère à deux pas de la gare, Yannick résume les choses ainsi : servir un verre d’eau si un client lui demande, «évidemment» qu’il le fait. Mais rendre la carafe d’eau gratuite, le quadra aux cheveux bouclés grisonnants est contre : «En Belgique, le personnel est super cher. Si on veut qu’un restaurant soit rentable, il faut que les gens payent pour manger et boire. Déjà que les bars et restaurants survivent tout juste, si on leur retire la marge faite sur l’eau, ça deviendrait compliqué. Evidemment que quand je vais en France, je suis content d’avoir la carafe. Mais pour moi c’est plutôt la France qui est étrange, les restaurateurs français devraient faire payer l’eau.»
En plein repas dans le Ginette bar, un établissement du centre de la ville, un employé d’un gastronomique de Bruxelles de passage à Louvain-la-Neuve nous éclaire : dans son restaurant, la marge sur l’eau «peut aller jusqu’à six ou sept fois le prix d’achat» : «Il n’y a qu’avec le café qu’on est aussi rentable.» Difficile, forcément, de faire une croix sur de tels profits. Pour lui, impossible d’imposer une telle mesure, sauf à tirer les prix de la nourriture, qui sont similaires à ceux pratiqués en France, à la hausse.
Trois tables plus loin, Jennifer et Sébastien sirotent un cocktail sur une table haute. La trentaine tous les deux, employés dans les ressources humaines, ils ont plus de mal à comprendre pourquoi «ce qui marche en France, à quelques kilomètres de là, ne marche pas ici». Sébastien : «On devrait pouvoir choisir. En Belgique c’est aberrant : la bière, voire les sodas, sont moins chers que l’eau. Ça pousse forcément à plus consommer et à moins s’hydrater.» Jennifer :«Le pire c’est qu’on est tellement habitués qu’à l’étranger, quand on me propose une carafe, je suis presque gênée et je n’ose pas me servir.»
Des conséquences sur l’environnement évitables
Sur la terrasse de la Cabane, un verre de vin devant lui, Pascal, 65 ans, prend le soleil. Les cheveux au vent, il dit lui aussi «apprécier»de ne pas avoir à payer l’eau quand il se rend en France. Pour autant, les comparaisons n’ont «pas lieu d’être» car, selon lui,«l’Horeca est beaucoup plus taxée en Belgique qu’en France» : «Les dés sont pipés, on ne peut pas comparer sans avoir tous les éléments entre nos mains.» Pascal illustre son propos en comparant avec les arguments utilisés par la droite française pour justifier d’une réforme des retraites : «En France, certains disent que l’âge est trop bas en comparant avec la Belgique où il est à 65 ans et bientôt 67. Pourtant, dans les faits, les Français et les Belges partent à la retraite au même âge, et le minimum retraite est plus haut chez nous. Il faut tout regarder dans son ensemble.» De fait, si tous les restaurateurs belges interrogés avancent des cotisations patronales plus importantes de ce côté de la frontière, l’exercice de comparaison entre les deux pays demeure compliqué.
Quand bien même elle est rarissime, la carafe existe pourtant aussi en Belgique. Depuis maintenant quatre ans, le collectif Free Tap Water in Belgium tient une carte des établissements qui proposent, comme son nom l’indique, de l’eau du robinet gratuite. En parallèle, ses membres militent auprès des décideurs pour que la législation aille dans ce sens. Un objectif «avant tout environnemental», explique Sarah Ehrlich, qui a créé le collectif en 2019 et a été auditionnée par le parlement wallon la même année. «A défaut de rendre l’eau totalement gratuite pour tous, on aimerait au moins que chaque bar ou restaurant propose de l’eau du robinet, quitte à la faire payer pour ne pas trop impacter les restaurateurs, développe-t-elle. Car l’eau, même dans des bouteilles en verre, a un réel impact environnemental. Si on prend l’exemple d’une bouteille de Spa [au Sud-Est, près de Liège, ndlr] servie à Knocke [sur la côte au Nord-Ouest, ndlr], elle doit faire un aller-retour de 500 km dans un poids lourd pour être reremplie à chaque fois. Sans compter la grande quantité d’énergie consommée pour stériliser la bouteille, et celle pour la fondre, car on sait qu’après huit remplissages en moyenne, les bouteilles sont fondues.»
A Louvain-la-Neuve, Alterez-vous ! est l’un des rares restaurants recensés sur la carte de Free Tap Water Belgium (sur toute la Belgique ils sont un peu plus de 900). En milieu d’après-midi ce lundi, les clients passés déjeuner sont déjà partis. Sur les tables en bois trônent encore de la vaisselle et quelques carafes à moitié vides. Ici, l’eau est gratuite depuis l’ouverture en 2009. Un engagement plus militant qu’autre chose, explique Sorina, cofondatrice et administratrice de cette coopérative à finalité sociale : «Pour nous, l’eau est un bien commun qu’il ne faut pas marchander car tout le monde doit pouvoir bénéficier. En plus, cela permet de limiter notre impact sur l’environnement. Aujourd’hui nos clients sont habitués mais au début tout le monde était étonné en venant ici.» Sorina reconnaît que sa démarche a un coût pas toujours facile à assumer. Depuis la réouverture post-Covid, l’eau en carafe n’y est d’ailleurs plus gratuite mais «à prix libre». Même si dans les faits, elle explique ne pas oser demander aux clients de payer et que la plupart ne rajoutent pas quelques euros à leur addition.
Lutter contre l’alcoolisme
Plus que les effets bénéfiques sur l’environnement, certains voient dans la gratuité de l’eau du robinet au restaurant un enjeu de santé publique, notamment dans la lutte contre l’alcoolisme. «Lorsque l’on boit, l’alcool déshydrate énormément. Remettre de l’eau dans le circuit, c’est la meilleure manière de réduire les risques, explique Martin De Duve, alcoologue et militant dans plusieurs associations de prévention des risques liés à l’alcool. Le problème c’est que si l’eau est payante, les plus modestes, et les jeunes notamment, vont préférer au bar reprendre une bière plutôt qu’un verre d’eau.» Marie-Aimée, étudiante de 21 ans croisée dans Louvain-la-Neuve, confirme :«Quand je vais dans les bars, je n’ai aucune envie de payer pour de l’eau. Je me dis que je boirais en rentrant chez moi.»
A une échelle plus large, Martin De Duve assure qu’une gratuité de l’eau dans les bars et festivals permettrait aussi de faire des économies : «Dans le cadre des 24 heures vélo de Louvain, on a mis en place une distribution d’eau gratuite. Les interventions de la Croix-Rouge ont été divisées par deux. Cela permet de faire des économies sur les coûts liés à la sécurité, ça améliore la salubrité des lieux et on a moins de comportements problématiques.» Luc Marchal, de l’Horeca, préfère lui mettre l’accent sur la vente de softs pour lutter contre l’alcoolisme et demande notamment une TVA en baisse sur les boissons non alcoolisées pour faire chuter les prix. Une manière de ne pas affecter les finances des restaurateurs. Pas sûr que le gouvernement fédéral l’entende de cette oreille.
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