par Virginie Ballet et Marlène Thomas publié le 8 avril 2023
Convoquer la presse pour assister à un avortement, au beau milieu d’un service de gynécologie, à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. C’est ce qu’ont fait des membres du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac), tout juste formé, il y a cinquante ans jour pour jour, le 8 avril 1973. Ce qu’ils veulent donner à voir ce jour-là est un procédé par aspiration à l’aide de canules souples, baptisé «méthode Karman», du nom du psychologue américain qui l’a mise au point. En tête, un objectif clair : «faire éclater le scandale au grand jour», comme le résume la réalisatrice Irène Jouannet, l’une des militantes de l’époque.
L’idée est simple : obliger le législateur à regarder la réalité de l’époque en face. Celle d’une France où l’avortement est illégal mais où il s’en pratique plusieurs milliers chaque année, au prix d’amendes potentielles, de peines de prison voire de la vie des intéressées, dans le cas des avortements clandestins à haut risque sanitaire. Or depuis plusieurs mois déjà, de nombreux praticiens français, fédérés au sein du Groupe d’information santé, se sont formés à cette méthode révolutionnaire et sûre, et ce savoir s’est peu à peu répandu au sein de la société civile. Comme une vague, il se transmet petit à petit dans toute la France où les Mlac essaiment, d’Aix-en-Provence à Lille en passant par Lyon, Paris, ou encore Rouen et Toulouse. «Au total, on a compté entre 100 et 120 groupes de Mlac, qui tenaient entre 250 et 300 permanences, de durées variables», pose Lucile Ruault, sociologue et chargée de recherche au CNRS, autrice d’une thèse (1) sur le sujet.
«L’histoire des mouvements sociaux en France a tendance à être invisibilisée»
S’il est difficile d’établir une typologie précise des membres, la chercheuse en souligne la «diversité» : «Des femmes, qui pour certaines avaient un faible sentiment de compétence politique, ou issues de classes populaires, s’y retrouvaient et entraient ainsi en militantisme, à travers un mode d’action très pragmatique.» Au Mlac, on pratique l’avortement selon la méthode Karman et on le revendique : on tient des permanences dans des lieux publics pour informer les femmes des solutions existantes, et pour celles dont la gestation est trop avancée, on organise des voyages jusqu’à la Hollande ou l’Angleterre où des tarifs et circuits ont été négociés dans des cliniques privées. Le tout en allant jusqu’à déployer des banderoles sur des bus garés devant les grands magasins parisiens.«La Hollande, pour nous, ce n’est pas du tourisme, c’est un avortement.»
Cette situation intenable perdurera jusqu’à l’adoption de la loi du 17 janvier 1975, dite «loi Veil». Divisée sur la poursuite de la lutte, l’entité nationale du Mlac est dissoute en 1975 tandis que des groupes locaux comme ceux du XXe arrondissement à Paris continuent de pallier les manques de cette loi, d’abord adoptée à titre expérimental jusqu’à la fin de sa période d’essai en 1979. Si l’iconique ex-ministre de la Santé est souvent mentionnée dans l’histoire de la dépénalisation, de même que Gisèle Halimi, célèbre avocate du procès de Bobigny en 1972, l’action du Mlac, elle, semble plus méconnue. Voire «facilement occultée dans la mémoire collective», déplore Lucile Ruault. «L’histoire des mouvements sociaux en France a tendance à être invisibilisée de manière générale, et c’est exacerbé dans le cas des mouvements concernant les droits des femmes», analyse-t-elle. Ces actes de désobéissance civile constituent pourtant une «action protestataire inédite», estime l’historienne Bibia Pavard (2), remise à l’honneur en fin d’annéedans un long-métrage de Blandine Lenoir, Annie Colère.
Des méthodes bien plus consensuelles
Un demi-siècle plus tard, exhumer ces années charnières vise aussi à «montrer un répertoire d’actions auquel les féministes ont aujourd’hui majoritairement renoncé, c’est-à-dire l’illégalité», remarque Lydie Porée, chercheuse en histoire des mobilisations féministes, en dressant un parallèle avec les luttes écolos. La lutte pour la constitutionnalisation du droit à l’avortement – pour laquelle Emmanuel Macron a promis le 8 mars de déposer un projet de loi dont le détail et le calendrier se font toujours attendre – témoigne de méthodes d’interpellation bien plus consensuelles, à coups de manifestations et pétitions.
Mais qu’est-il advenu des savoir-faire du Mlac ? L’opportunité de les transmettre de nouveau interpelle de plus en plus au regard des reculs dramatiques observés sur le droit à l’avortement, des Etats-Unis à la Pologne en passant par la Hongrie. Des militantes du Mlac ont d’ailleurs déjà été sollicitées ces dernières années par des féministes d’Amérique latine pour leur transmettre leurs connaissances. «En France, ce qui pourrait faire réfléchir les féministes à pratiquer de nouveau la méthode Karman, serait plutôt une volonté de se réapproprier ces savoirs, dans une optique de démédicalisation. Et ce, d’autant plus dans le contexte de violences gynécologiques dans lequel on est», souligne Lydie Porée. Comme pour l’accouchement, il semble encore compliqué pour le personnel médical d’accepter de laisser davantage de choix aux femmes. «Ce sont ces mêmes médecins, qui pendant un temps ont refusé le droit à l’avortement, qui aujourd’hui ont du mal à le lâcher», remarque Lydie Porée. Preuve en est, plus d’un an après le vote de la loi Gaillot qui devait permettre l’expérimentation par les sages-femmes des IVG instrumentales, les décrets d’application se font toujours attendre.
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