par Lola Lafon, écrivaine publié le 3 mars 2023
Nous, enfants des années 70 ou 80, avons cru en une fiction. Un récit rassurant, dans lequel nos droits étaient acquis : nous serions les égales de nos frères, de nos amis. Le féminisme semblait désuet : il appartenait à nos mères. Les marques comme les chansons vantaient un féminisme light, nettoyé de toutes velléités révolutionnaires, nous enjoignant à «croire en nous-mêmes». Just do it. Ce récit, je l’ai embrassé avec un enthousiasme naïf. Bien sûr, quelques détails auraient dû m’alarmer : jouir et faire jouir se conjuguait à l’impératif, une norme de plus ; à l’injonction d’être mince s’ajoutait celle d’être musclée, et l’«horloge biologique» que brandissaient les magazines féminins n’était qu’une nouvelle façon de soumettre le corps des femmes à une date de péremption.
Dans les années 90, les jobs que je décrochais étaient systématiquement précaires et exigeaient que je sache marcher en hauts talons : serveuse, vendeuse, hôtesse d’accueil… La grande fable de l’égalité homme-femme aimait mettre en avant ses rares gagnantes, des lièvres qui nous faisaient courir plus vite encore. Vers quoi, pour «arriver» où ? On ne savait pas. Les statistiques n’en ont rien à faire de la fiction : à 23 ans, ma vie, comme celle de tant d’autres, est devenue une statistique : en une soirée, j’ai été expulsée de la fable. Je faisais désormais partie des victimes de viol. Et comme deux victimes sur trois, je connaissais bien l’agresseur. Je n’ai pas choisi de devenir féministe comme on adhère à une idéologie. Je dois l’avouer : je m’en serais bien passée, du féminisme. J’aurais préféré ne pas comprendre que mon «accident» de parcours n’en était pas un. Que le viol était tragiquement banal et systémique. Je n’ai pas décidé de devenir féministe : ce sont des textes, ce sont des groupes de paroles qui m’ont entendue et relevée. Je me souviens des années 90. De mon tee-shirt Act Up, noir et rose, qui clamait avec raison que le Silence = Mort. Je me souviens des conversations entre amies. Parfois, au détour d’une confidence, on comprenait qu’une d’entre elles… On était tentée de dire aussi que… On se taisait. On avait en commun d’être décrites comme «nerveuses» ou «déprimées». On ne mangeait plus. Ou on mangeait trop. On s’épuisait à ne pas lâcher le bord. Nos mots semblaient lestés, si lourds, qu’ils tombaient dans le néant. A peine se risquait-on à parler à nos proches qu’on se voyait soumise au vraiment : était-on sûre que c’était vraiment un viol ? Avait-on vraiment dit non ? Le mouvement #MeToo a-t-il éradiqué ce vraiment ? Ou ce dernier s’est-il insidieusement transformé en quand même, comme dans : «Quand même on en parle déjà beaucoup, des violences sexuelles» ou «Quand même, elles en font un peu trop, les féministes». A moins qu’il ne se soit mué en un précautionneux oui mais ; comme dans : «Me too, c’est formidable, c’est important, oui mais…».
Le statut d’éternelles mineures trop agitées
A quelques jours du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, quelque chose ne tourne pas rond. Ou au contraire, quelque chose tourne en rond. Ici, c’est un acteur qui s’inquiète de «la féminisation» des hommes. Là, c’est un ministre qui, interrogé sur des accusations de viol portées contre des élus, assène qu’il est temps de «siffler la fin de la récréation», renvoyant ce combat politique à un caprice et celles qui le portent à un statut d’éternelles mineures trop agitées.
Je ne sais ce que contient cette féminisation fantasmée, mais on peut s’inquiéter que ce terme soit une telle hantise, un repoussoir. Pendant que certain·e·s s’affolent des «dérives» du féminisme, les chiffres, eux, ne tergiversent pas : une femme sur dix est ou sera victime de violences sexuelles. En 2020, d’après une étude du ministère de la Justice, seuls 0,6 % des viols déclarés par des majeur·e·s ont fait l’objet d’une condamnation. Le Backlash, titre de l’essai écrit par Susan Faludi en 1991, peut être traduit par «contre-offensive». «Après les poussées d’émancipation des femmes, on observe souvent une réaction politique qui provoque une régression de leurs droits et de leurs libertés», explique l’historienne Christine Bard. Cette contre-offensive dit en substance que le mouvement encourageant la prise de parole des victimes va un peu trop loin. Que les droits, on en a bien assez. Peut-être même déjà trop. Si ça continue, on va finir par être trop égales. Allez savoir ce qu’on en ferait, de ces droits, si personne ne siffle la fin de notre récré.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire