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mardi 11 avril 2023

Apôtre oubliée, femme de Jésus, icône féministe : qui est Marie-Madeleine ?

Par   Publié le 10 avril 2023

Figure importante des liturgies de Pâques, Marie de Magdala – ou Marie-Madeleine – tient une place centrale dans les Evangiles. Mais la compréhension de cette figure, qui inspire aujourd’hui les courants féministes chrétiens, a été déformée par de nombreuses légendes, dont certaines ont la peau dure.

Tahar Rahim et Rooney Mara dans « Marie Madeleine » (2018), film de Garth Davis.

Présentée tour à tour comme une sainte, une mystique, une prostituée, une coiffeuse ou une noble, nue ou austèrement habillée, pécheresse repentie voire amante du Christ : pendant des siècles, Marie de Magdala – d’où dérive le prénom Marie-Madeleine en français – a enflammé les imaginaires, abondamment exprimés à travers la littérature, la peinture, et même le cinéma. Personnage central des liturgies de Pâques en tant que témoin de la Résurrection de Jésus, elle reste largement incomprise.

« La figure de Marie de Magdala reste chargée d’émotion et de passion. Force est de reconnaître que sa complexité et les charges qu’elle a accumulées au cours des siècles ont offert un vaste panel d’interprétations souvent contradictoires », souligne ainsi Chantal Reynier, professeure d’exégèse biblique au Centre Sèvres, dans la biographie qu’elle lui consacre (Marie de Magdala, Cerf, 2022). Beaucoup de ces interprétations « l’ont défigurée en la présentant comme la femme fatale qui implique la condamnation de la chair et la nécessité de convertir l’amour humain en amour divin, ou l’humain n’a plus sa raison d’être », déplore l’exégète.

Le Monde des religions vous propose de faire le tri entre toutes ces interprétations à travers cinq questions.

Qu’en disent les Evangiles canoniques ?

Si elle est absente des Lettres de Paul de Tarse ou des Actes des Apôtres, Marie-Madeleine est citée treize fois dans les Evangiles canoniques – admis par la majorité des Eglises chrétiennes. Le texte ne nous donne que peu de détails sur sa vie. Si elle est l’une des rares femmes à être nommée pour elle-même, et non en tant que « mère de », « femme de » ou « sœur de », on ignore tout de sa situation familiale et conjugale.

Son nom aussi est énigmatique. En hébreu, « gadal », que l’on entend dans Magdala, peut signifier « grand », « tresser », « coiffer » ou « élever ». « De là, l’idée que Marie-Madeleine était une éducatrice ou une coiffeuse, et même une tisseuse de filets de pêche », analyse Chantal Reynier. En araméen, son nom pourrait également évoquer « en megaddela », qui signifie « la grande », « la bien considérée », ou « l’exaltée ». Mais l’interprétation la plus commune fait de Magdala le nom d’un bourg de pêcheurs bordant le lac de Tibériade, situé au nord-est de l’Israël actuel, d’où elle serait originaire.

L’évangéliste Luc dit qu’« étaient sortis [d’elle] sept démons » (Lc 8, 1-3), expression énigmatique qui a fait couler beaucoup d’encre. Bien que pendant longtemps, certains y ont vu la métaphore de péchés repentis, une majorité d’interprètes y voient désormais celle d’une guérison miraculeuse : les « démons », dans les Evangiles, désignent généralement un mal inconnu qui frappe la victime sans que celle-ci ait son mot à dire, et que seul le Christ est en mesure de guérir.

Marie de Magdala apparaît comme faisant partie de l’entourage de Jésus. Mais ce sont les épisodes de la Passion et de la Résurrection qui font sa notoriété. Présente au pied de la croix (Mt 27, 56 ; Mc 15, 40 ; Jn 19, 25) et lors de l’ensevelissement de Jésus (Mt 27, 61 ; Mc 15, 47), elle est surtout la première témoin de la Résurrection, seule (Jn 20, 1.11-18) ou en compagnie d’autres femmes (Mt 28, 1 ; Mc 16, 1 ; Lc 24, 10).

Ce que confie Jésus à Marie est le cœur même du christianisme

Dans l’Evangile de Jean, Jésus s’adresse même directement à elle pour lui demander de prévenir les apôtres – qu’il appelle alors, pour la première fois, ses « frères » – qu’il est ressuscité. « Ce que confie Jésus à Marie est ainsi le cœur même du christianisme : l’annonce de sa résurrection et l’ouverture de la fraternité universelle », commente la journaliste et essayiste Christine Pedotti dans Jésus, l’homme qui préférait les femmes (Albin Michel, 2018). « Si les Evangiles ont tant insisté sur son témoignage, c’est bien que celui-ci est nécessaire à l’Eglise car, dans le monde qui était le leur, mettre en lumière le témoignage d’une femme ne pouvait que le discréditer », ajoute Chantal Reynier.

Au IIIe siècle, le théologien Hippolyte de Rome la baptise même « apôtre des apôtres », littéralement « l’envoyée des envoyés ». En 2016, le pape François reprendra l’expression en l’inscrivant dans la préface rédigée pour la messe célébrée lors de sa fête, le 22 juillet.

D’autres sources antiques parlent-elles de Marie-Madeleine ?

Marie de Magdala est aussi présente dans beaucoup d’évangiles « apocryphes », ces vies de Jésus écrites aux premiers siècles de notre ère non reconnues par les principales communautés chrétiennes. Dans certains textes d’inspiration gnostique – un courant mystique et ésotérique du christianisme, jugé hérétique par les autorités ecclésiales –, elle apparaît même comme une figure de premier plan.

Dans les Actes de Philippe (Ve siècle), Marie-Madeleine, disciple préférée du Christ, part ainsi évangéliser la ville d’Ophéorymos, en grec « la promenade des serpents », combattant ainsi le même mal qui avait poussé Eve à croquer le fruit défendu. Citons encore la Pistis sophia, texte gnostique écrit en copte autour du IVe siècle, dans lequel Jésus affirme qu’elle deviendra une « perfection divine, car de tous les disciples, elle est la plus proche de lui ».

L’Evangile de Marie (probablement du IIᵉ siècle) la présente même délivrant des enseignements de Jésus connus d’elle seule. Mais les apôtres ne la croient pas, et s’opposent à elle. « Est-il possible que le Seigneur se soit entretenu ainsi, avec une femme, sur des secrets que nous, nous ignorons ? Devons-nous changer nos habitudes ; écouter tous cette femme ? L’a-t-il vraiment choisie et préférée à nous ? », s’offusque ainsi Pierre, suscitant les sanglots de Marie de Magdala qui, assure-t-elle, souhaitait les réconforter dans leur deuil après la crucifixion de leur maître, en leur communiquant ces enseignements cachés.

Certains ont vu dans ces lignes le signe d’une division qui aurait éclaté dans les premières communautés chrétiennes et aurait abouti, en définitive, à l’effacement de Marie de Magdala au profit des autres apôtres. D’autres préfèrent trouver dans ces textes des enseignements d’ordre plus spirituel.

« Si Dieu est vivant, il veut se communiquer. Il faudra donc une médiation entre Dieu et l’humain, le visible et l’invisible, le monde des corps matériels et le monde des esprits immatériels. C’est dans ce monde intermédiaire que se situent les rencontres de Marie de Magdala avec le Ressuscité, commente ainsi le théologien orthodoxe Jean-Yves Leloup, à propos du rôle de la Magdaléenne dans les apocryphes (Le Monde des religions nº 56, 2012). Chez elle comme chez les anciens prophètes, Dieu active dans l’imagination visionnaire les formes nécessaires pour le conduire à lui. »

D’où viennent les légendes autour d’elle ?

On semble loin, avec de tels textes, de la prostituée de Martin Scorsese (La Dernière Tentation du Christ, 1988), de la femme nue enlaçant Jésus sur la croix du marbre d’Auguste Rodin (1894, Musée Rodin, Paris) ou de la femme fatale et ambiguë de Léon Bloy (Le Désespéré, éditions Georges Crès, 1887 ; Flammarion, 2010). Comment expliquer une imagination aussi foisonnante ?

Les exégètes semblent aujourd’hui avoir trouvé le coupable : le pape Grégoire le Grand (540-604). Alors qu’il cherchait à développer une théorie de la pénitence, il mélange dans un sermon qui restera célèbre différentes figures des Evangiles que le texte présente pourtant séparément : Marie de Magdala ; Marie, la sœur de Marthe et Lazare ; ainsi que la « pécheresse » qui fait irruption lors d’un banquet pour laver les pieds de Jésus (Luc 7, 36-50).

La légende attire encore de nombreux pèlerins dans le Var

« Alors que les Pères grecs distinguaient Marie-Madeleine des autres », le pape imposa à l’Eglise les trois figures « comme un seul et unique personnage dans lequel s’expriment le repentir des péchés après une vie dissolue, le détachement des richesses ainsi que l’intimité avec Jésus et la fidélité absolue. Cette figure puissante prévaut en Occident », décrypte Chantal Reynier. Rejeté par les protestants et les orthodoxes, complètement abandonné par les catholiques depuis Vatican II, le « mélange » de Grégoire le Grand est à l’origine d’innombrables légendes.

La Vita eremitica, écrite au IXe siècle en Italie du Sud, fait ainsi de Marie-Madeleine une prostituée d’Alexandrie qui, une fois convertie, devient ermite. Côté français, La Légende dorée de Jacques de Voragine (1228-1298) invente une histoire fantasque, mais ô combien populaire. Poursuivie par les juifs, Marie-Madeleine embarque dans un bateau sans voile ni rame, en compagnie de Lazare, Marthe et plusieurs disciples. Ils traversent miraculeusement la mer et débarquent à Marseille, où ils convertissent la région. Alors que le groupe se disperse, Marie se retire dans une grotte, où elle mène une vie d’ascète en compagnie des anges.

Aujourd’hui encore, cette légende attire de nombreux pèlerins dans le massif de la Sainte-Baume, près de Saint-Maximin, dans le Var, où se trouve la grotte (« baume », en provençal) sacrée censée avoir accueilli Marie-Madeleine. Et l’abbaye de Vézelay (Yonne) conserve encore en son sein des « reliques » de la Magdaléenne débarquée en Provence, les exposant notamment lors de la fête en son honneur, le 22 juillet.

Pourquoi en fait-on parfois la femme du Christ ?

Mais la légende la plus retentissante est sans conteste celle faisant de Marie de Magdala l’épouse du Christ, voire la mère de ses enfants. Celle-ci n’émerge véritablement qu’au XXe siècle, dans une société sécularisée où blasphémer et avoir des relations sexuelles ne sont plus si tabous.

Cette théorie est développée par une pseudo-enquête des journalistes anglophones Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln, qui publient en 1982 The Holy Blood and the Holy Grail, traduit en français par L’Enigme sacrée (Pygmalion Editions, 1997). Sans se présenter comme un roman, le livre affirme que le Graal est une contraction de « Sang réal » et désigne un lignage, celui des rois de France, descendant de Marie de Magdala et Jésus. Raillé par les historiens s’étant donné la peine de le lire, l’ouvrage eut néanmoins un fort impact dans la culture populaire, comme l’atteste le roman à succès Da Vinci Code de Dan Brown (éd. JC Lattès, 2004).

Ces élucubrations, si absurdes soient-elles, s’appuient tout de même sur quelques bases théoriques. Ainsi, l’Evangile de Jean suggère que Marie de Magdala était sur le point d’entrer en contact physique avec Jésus au moment de la Résurrection, puisque ce dernier l’arrête : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père » (Jean 20, 17). Si la plupart voient dans cette expression l’équivalent d’un « ne me retiens pas », ou d’une impossibilité de toucher le « corps glorieux » du Christ, certains exégètes y ont vu le signe d’une proximité intime.

Bas-relief « Le Christ mort adoré par saint Jean l’Evangéliste et sainte Marie-Madeleine » attribué à Domenico di Paris (Italie). Terre cuite polychrome, fin du XVᵉ siècle. Musée du Louvre, Paris.

En 2012, un papyrus confié par un donateur anonyme à la Harvard Divinity School de Cambridge (Etats-Unis), présenté comme « l’Evangile de la femme de Jésus », est venu jeter un peu plus le trouble. Dans ce texte très mal conservé qui pourrait remonter, au moins, au Ve siècle, Jésus cite d’abord Marie de Magdala. Puis, quelques mots – illisibles – plus loin, évoque « Ma femme. » Et enfin : « Elle pourra être ma disciple. »

« Le seigneur l’embrassait souvent sur la bouche »

Reste que l’authenticité de ce fragment est contestée. En outre, dans l’hypothèse peu probable où elle venait à être démontrée, cela ne nous dirait rien sur la situation conjugale de Jésus. « Le papyrus ne fournit pas une preuve que Jésus était marié : il indique seulement que certains chrétiens pensaient qu’il l’avait été », à une époque où la vie maritale restait la norme et où beaucoup s’interrogeaient sur la place du couple dans le message chrétien, comme le soulignait Karen King, professeur à la Harvard Divinity School, lors de la présentation du document.

Mais c’est peut-être dans les évangiles apocryphes que l’on trouve le plus d’éléments suggérant une liaison, et principalement l’Evangile de Philippe. Celui-ci décrit en effet Marie de Magdala comme la « compagne » de Jésus et évoque une anecdote pour le moins surprenante : « Le seigneur aimait Marie plus que tous les disciples, et il l’embrassait souvent sur la bouche. Le reste des disciples lui dirent : “Pourquoi l’aimes-tu plus que nous tous ?” Le Sauveur répondit et leur dit : “Pourquoi ne vous aimé-je pas comme elle ?” »

Que penser de ce texte ? L’authenticité des apocryphes a été rejetée par l’immense majorité des Eglises chrétiennes, car jugés trop différents, dans leur structure comme dans leur message, des évangiles canoniques. Aussi, parmi les auteurs qui les prennent au sérieux, beaucoup voient dans ce passage une formule métaphorique, « compagne » prenant le sens de disciple et le « baiser » représentant le don du Saint-Esprit, le partage du souffle divin.

« Le dialogue qui suit la mention du baiser confirme cette lecture : ce n’est pas à un quelconque amour physique auquel les disciples demandent à prendre part, mais bien à une plus grande proximité spirituelle avec lui », analyse ainsi l’historien Régis Burnet (Le Monde des religions nº 68, novembre 2014), qui conclut : « Le succès de ces théories [sur la vie conjugale de Jésus] nous renseigne avant tout sur notre époque et sa passionnante tendance à prendre le contre-pied de toutes les interprétations anciennes. Pourquoi notre époque ne parvient-elle plus à penser que le célibat a pu être, pendant vingt siècles, un choix que tous les documents historiques attestent ? »

Pourquoi Marie de Magdala est-elle aujourd’hui réinvestie par les mouvements féministes ?

Dans les premiers temps du christianisme, la voix de Marie-Madeleine semble petit à petit s’effacer au profit de celle des hommes. Saint Paul ne la mentionne même pas dans ses Lettres parmi les témoins de la Résurrection : « Le Christ est (…)ressuscité le troisième jour selon les Ecritures. Il est apparu à Céphas (Pierre), puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois » (1 Corinthiens 15, 4).

Aujourd’hui encore, « la liturgie de Pâques semble toujours considérer que la rencontre de Jésus et de Marie de Magdala au moment de la Résurrection est une sorte de détail, une fioriture ajoutée au texte principal », déplore Christine Pedotti, par ailleurs cofondatrice du groupe féministe Le Comité de la jupe. Elle poursuit : « Le “cas Marie-Madeleine” est sans doute l’illustration la plus évidente de l’implacable mouvement d’effacement des femmes qui a commencé très tôt dans l’histoire des premières communautés croyantes et qui perdure encore aujourd’hui. »

La situation évolue, même au sein de l’Eglise catholique. En 2016, les autorités vaticanes ont ainsi élevé officiellement au rang de fête les célébrations en l’honneur de Marie-Madeleine du 22 juillet. Réhabilitée, la figure de la Magdaléenne est aujourd’hui centrale pour nombre de mouvements et écrits chrétiens qui plaident pour une amélioration de la place des femmes dans l’Eglise.

« L’Eglise catholique s’appuie sur le fait que les apôtres sont douze mâles pour exclure les femmes de la prêtrise. (…)Mais que fait-on de Marie-Madeleine ? Marie-Madeleine est reconnue comme l’apôtre idéale, l’apôtre des apôtres qui, la première, transmet aux hommes la Bonne Nouvelle », souligne ainsi la théologienne Sylvaine Landrivon (Dieu.e. Christianisme, sexualité et féminisme, Anne Guillard et Lucie Sharkey (dir.), Les Editions de l’Atelier, 256 pages

Si la question d’accès des femmes à la prêtrise est, pour l’heure, complètement exclue des débats officiels, celle de leur confier davantage de place et de responsabilités est au cœur de différents processus en cours, à l’instar du synode sur la synodalité, ce vaste chantier devant aboutir, début 2024, à des réformes sur la gouvernance de l’Eglise catholique. Dans les propositions de millions de fidèles à travers le monde, la figure de Marie-Madeleine ne manquera pas d’être mise en avant pour appuyer celles qui réclament une meilleure visibilité des femmes dans l’Eglise.


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