par Claire Moulène publié le 10 avril 2023
A force de le voir gonfler le ventre, on l’a rebaptisé «Cornemuse». Mais Cornemuse, 7 ans à tout casser, une fois arrivé à «l’île d’en bas», microscopique territoire fait de pierres sèches et de lichen mousseux, ne veut plus faire un pas et reste accroché à un tronc d’arbre. Il faudra des mois pour l’en décrocher, et toute la délicatesse de Jacques Lin, tout juste descendu de la région parisienne où il a quitté du jour au lendemain sa vie d’électricien pour rejoindre la Tentative des Cévennes, un réseau d’accueil expérimental pour enfants autistes imaginé par Fernand Deligny. A 20 ans, sans autre bagage que son sens de l’observation et son imagination, Lin construit alors un mât portatif qu’il met entre les mains de Cornemuse. Lequel reprend alors son chemin.
Ou plutôt sa «ligne d’erre», selon la formule de Deligny, qui incite son petit réseau d’accompagnants à prendre les crayons pour retracer sur des feuilles à dessin et du papier-calque les trajets de ces enfants restés hors du langage. C’est sans doute la partie la plus connue du travail de Fernand Deligny. Déjà présentées au Palais de Tokyo ou à la Biennale d’art contemporain de São Paulo, les lignes d’erre remplissent, au Centre régional d’art contemporain (Crac) de Sète, une salle entière et sont sous-titrées pour que l’on puisse déchiffrer les hiéroglyphes qui consignent avec minutie les balancements des enfants, leurs allers-retours et leurs sorties de route.
Autobiographie obsessionnelle
En amont, l’exposition propose une boucle chronologique qui nous mène de Bergues, où Deligny naît en 1913, à Monoblet dans le Gard où il meurt en 1996, laissant un manuscrit inachevé de plus de 6 000 pages dont chaque page (re)commence au jour d’anniversaire de ses 7 ans : «Le 7 novembre de cette année-là, le jour ne s’est pas levé sur les Flandres.» En vis-à-vis de cette autobiographie obsessionnelle, est présenté le Journal de Janmari qui enregistre avec le même acharnement, à l’aide de bouclettes qui tirent immuablement à la ligne, le temps qui passe et bégaie.
Plus rien, alors, ne sépare ces deux compagnons de route que furent le pédagogue et son patient, durant plus de trente-cinq ans. Editer le journal de Deligny fait partie des chantiers à venir de la maison d’édition l’Arachnéen, créée par Sandra Alvarez de Toledo et Anaïs Masson en 2005. Celui de Janmari, lui, compte parmi les huit livres qu’elles ont déjà consacrés aux expérimentations de Deligny et de sa communauté. Cette exposition est une nouvelle façon de remettre sur le tapis l’inépuisable recherche en actes de cet «artiste en asile».
Educateur pour «enfants arriérés», marqué par l’expérience des deux guerres mondiales, il rejoint en 1945 un Centre d’observation et de triage dont l’intitulé barbare reflète toute la folie de l’institution. Déjà convaincu qu’il faut faire autrement, Deligny ouvre, littéralement, les portes de l’asile. Mais la bouffée d’air n’est pas suffisante et c’est en premier de cordée, en dehors de tout cadre institutionnel, qu’il lance une tentative grandeur nature, en s’appuyant sur le réseau des auberges de jeunesse du PCF pour coudre sur mesure des séjours pour adolescents psychotiques ou délinquants qui lui permettent de mettre à l’épreuve son intuition : plutôt que de changer les individus, ne faut-il pas changer le milieu dans lequel ils évoluent ? Qui est le plus malade, l’individu ou l’institution qui l’accueille ? C’est finalement à la Borde, la célèbre clinique où Félix Guattari et Jean Oury expérimentent les prémisses de la psychothérapie institutionnelle, qu’il viendra parfaire ses expériences.
«Objets-repères»
Janmari, alors âgé de 12 ans, surgit dans la vie de Deligny. L’enfant mutique, considéré comme incurable, devient le guide. Deligny organise autour de lui, et bientôt d’autres enfants confiés entre autres par Françoise Dolto, un «coutumier» fait d’eau et de pierres, de boîtes et de feux, de chèvres à nourrir et de jeux de vaisselle. La Tentative des Cévennes vient de signer son acte de naissance. Nous sommes en 1968 et très vite, Deligny convainc un groupe de jeunes gens que rien ne prédestinait au soin (Jacques Lin l’ouvrier-électricien, Gisèle et Any Durand ou le couple Guy et Marie-Rose Aubert) d’interpréter le rôle de «présences proches» auprès de ces enfants dont le «mode d’être» est observé plutôt qu’analysé, pour«repenser le nôtre».
Janmari, comme Cornemuse, a besoin d’un objet pour passer les portes. Jacques Blin, capitaine sans cap de «l’île d’en bas» fabrique alors tout un tas «d’objets-repères» et «d’objets pour rien». Une pierre creusée que l’on vient frapper à chaque passage. Ou des petites besaces qu’il pend au cou des enfants qui ne supportent pas qu’on les regarde lorsqu’ils mangent et qui peuvent ainsi s’auto-administrer quelques becquées. «L’île = musée = atelier», peut-on lire dans l’expo au cas où l’on s’interrogerait sur la présence d’une figure comme Deligny au sein d’un centre d’art.
Correspondance avec François Truffaut
C’est qu’au-delà de l’appétit récent de l’art contemporain pour le care ou l’art-thérapie, il est, ici, bien question de formes : quelle meilleure définition de l’art que ces «objets pour rien» qui transitent au sein de la communauté ? Comment le dessin, la trace et l’empreinte prennent le relais de l’échange verbal ? Le film Super-8 s’invite lui aussi très tôt dans les Cévennes. Deligny, proche de Chris Marker, invente le néologisme «camérer» pour confirmer que la pratique l’emporte sur le résultat final. Après le Moindre Geste tourné pendant trois ans, avec et au sein de la communauté, Ce gamin, là piste les manies de Janmari. «Pendant des mois, il est resté sur la pointe des pieds, même pour de longues marches : il flaire longuement ce qu’il mange. Il est beau, sauf quand il se met à grimacer. Enfant-singe comme on parle d’enfant-loup, mais comment tout ça peut-il venir de la banlieue de Châteauroux ?» écrit alors Fernand Deligny à François Truffaut avec qui il entretient une correspondance depuis le tournage des Quatre Cents Coups en 1958.
Les deux films sont présentés dans l’expo, ainsi que des heures d’«images-copeaux» et autres «bribes tombées au montage». Et avec elles, c’est toute la poésie de Deligny qui s’affirme et confirme la nécessité de le faire «entrer au musée». Comme si Deligny, après Cornemuse et Janmari, était à son tour invité à franchir un seuil, les bras chargés de ces infinitifs qu’il multiplie, «camérer», «bigler» et de ces mots qu’il recharge : le «radeau dont les liens doivent rester lâches», ou les fameuses «lignes d’erre» qui ont tant fasciné Gilles Deleuze au point de lui souffler l’idée du rhizome. «On entend errance, décrypte aujourd’hui Anaïs Masson, co-commissaire de l’exposition, mais c’est aussi le trajet que fait un bateau quand on a coupé le moteur ou saboté le dériveur, ça parle d’une forme d’inertie, quand il n’y a plus d’élément de navigation.»
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