par Gurvan Kristanadjaja publié le 10 avril 2023
C’est un grand duplex désaffecté de 500 m² au fond d’une cour pavée du XXe arrondissement de Paris. On y entre par une petite porte en bois qui donne sur un couloir exigu, au bout duquel sous les néons blafards d’une grande pièce à vivre… des dizaines de tentes ont été déployées. Lorsqu’on monte l’escalier, plusieurs autres abris sont installés entre quatre murs avec vue sur les terrasses voisines. Assis sur un matelas gonflable, Ali (1), un Ivoirien de 17 ans, mordille une cuisse de poulet. Il scrute autour de lui et plaisante : «C’est ici qu’on habite maintenant. C’est beau, hein ?»
Comme Ali, entre 70 et 80 jeunes étrangers en recours passent la nuit dans ces bureaux d’entreprise vides. Les lieux appartiennent à la start-up française de David Peronnin, fondateur de Clubfunding Group, spécialisée dans l’investissement participatif en immobilier. La jeune pousse fait partie du Next 40, un label conçu pour promouvoir 40 jeunes entreprises françaises considérées comme susceptibles de devenir des «leaders technologiques». Quand il passait dans l’Est parisien, à Stalingrad ou la Chapelle, le PDG de 39 ans s’inquiétait de voir ces jeunes migrants dormir à la rue. Des ados dans une «zone grise» de l’Etat français, selon les associations : à leur arrivée dans le pays, ils ont été soumis à un entretien d’évaluation sociale – comme tous les étrangers qui se déclarent mineurs – au cours duquel leur âge a été mis en doute, parfois par manque de documents ou pour des récits imprécis. La plupart contestent cette décision auprès d’un tribunal pour enfants mais, en attendant le jugement, ils sont laissés dehors, sans prise en charge et sans accompagnement. En y réfléchissant, David Peronnin y a vu une équation simple à résoudre : «D’un côté, j’ai des locaux vides parce qu’on veut les rénover bientôt et de l’autre, il y a des jeunes qui dorment dehors. Pourquoi ne pas leur en faire profiter ?» explique le chef d’entreprise. Une mesure de «bon sens» selon lui plutôt qu’un acte politique ou militant. Il s’est tourné vers Utopia 56, qu’il ne connaissait pas avant de s’intéresser à la question, et les deux parties se sont mises d’accord pour signer un bail temporaire jusqu’en juin, date du début des travaux. Une bouffée d’air pour les jeunes exilés.
«Ici, ils ne seront pas expulsés»
Dans le milieu, lorsque l’on parle des «mineurs en recours», on sait ce que cela implique : des ados vulnérables qui dorment sur le bitume, sans leurs parents, sans aller à l’école, certains vivant avec une souffrance psychologique liée à leur histoire ou à leur exil. Une situation «injuste» et «inappropriée» selon Yann Manzi, le fondateur d’Utopia 56, qui les accompagne. «On accompagne plus de 300 gamins comme eux dans la rue en ce moment et plus de 50 % sont finalement reconnus mineurs à l’issue de la décision du juge pour enfants», regrette l’homme en fumant une cigarette roulée à l’extérieur. Ces derniers mois, les Jeux olympiques de Paris approchant, il a été de plus en plus difficile – voire impossible – pour ces ados de poser une tente dans la capitale. Il faut faire place nette. Leurs petits campements ont été à chaque fois expulsés par les forces de l’ordre et les exilés errent en bordure de Paris, sous des ponts ou dans des parcs où ils redoutent les bagarres et les vols. Quant aux hébergements d’urgence, «ils sont tous saturés»,regrettent en chœur les jeunes hommes accueillis dans les locaux de Clubfunding Group.
«L’avantage c’est qu’ici, contrairement à la rue, ils ne seront pas expulsés par la police, se satisfait Yann Manzi. Ce n’est pas le grand luxe, mais c’est toujours mieux que le bitume. Une équipe fait des rondes la nuit pour s’assurer que tout se passe bien, on a mis quatre salariés sur le projet.» Clubfunding Group, de son côté, a engagé 30 000 euros de travaux environ pour mettre les lieux aux normes électriques. Le binôme association-propriétaire a aussi prévenu les voisins, la mairie, et les bénévoles ont dressé une liste de jeunes à appeler en fonction de leur ancienneté dehors. Le confort est rudimentaire : pas de douches mais des toilettes et un point d’eau à l’étage. Pour ne pas trop perturber la tranquillité du quartier, les lieux sont ouverts de 20 heures à 9 heures seulement. «On surnomme ça le 115 de la débrouille. Ça fonctionne plutôt bien : ça redonne de la dignité aux jeunes et à nous, les associations. On n’en pouvait plus d’être dehors. Depuis qu’ils sont ici, il faut voir comment ils ronflent les jeunes ! Ils avaient besoin de repos», s’amuse Manzi.
John (1) est arrivé en France le 19 janvier. Il est originaire du Liberia et affirme avoir 16 ans. Il rit fort : l’ado fait partie de ceux que les bénévoles voient peu parce qu’il rattrape le sommeil perdu durant les nuits d’errance. «Quand je suis arrivé en France, c’était horrible. J’ai passé un mois dehors, j’avais perdu tous mes documents sur la route. Tout ce que je voulais, c’était aller à l’école», se souvient-il, assis près d’une table où des jeunes dînent. Sa mère est décédée quand il était enfant, il a grandi avec son père, un fermier libérien, et sa belle-mère qui le battait. John est parti en quête d’une «vie meilleure», celle qu’il imaginait en France, une terre de football, sa passion. Entre deux tentes, un autre éclat de rire fait grésiller le faux plafond. John regarde au loin. «Ici, je ne dirais pas que je suis heureux, mais c’est mieux que rien. J’attends mon recours et après on verra. Je veux être footballeur professionnel comme Mesut Özil. Et si je ne deviens pas footballeur, je veux être acteur», sourit-il avec fierté.
«Tout le monde est content»
Près de l’entrée, Abdoulie, un Gambien de 17 ans se tient raide. Il est arrivé dans la capitale il y a dix mois après avoir traversé la Méditerranée sur une petite embarcation depuis le Maroc. L’expérience reste un traumatisme dont il parle en mots-clés : «57 personnes. 17 janvier. Fuerteventura.» Le jeune longiligne rêve aussi de cette «vie en France», celle qui lui permettrait d’aller à l’école plus longtemps que les six années passées sur les bancs en Gambie et de soigner ses maux de ventre qui parfois le paralysent. Il montre son estomac gonflé. «J’espère avoir des traitements et trouver ce qui me fait mal. Pour me soigner, dormir avec un toit au-dessus de sa tête c’est mieux», estime Abdoulie. Dans ces lieux, même précaires, il peut aussi conserver ses documents médicaux dans sa tente sans avoir peur de se les faire voler. Un luxe inestimable pour les jeunes à la rue.
«Il y a plein de locaux vides à Paris. Si ça se passe bien, il suffit de trois ou quatre endroits comme ça et plus personne ne dort dehors.»
— Yann Manzi, fondateur de l'association Utopia 56
Les membres d’Utopia 56 envisagent cette expérience comme un tournant dans leur manière de venir en aide aux migrants. «Il y a plein de locaux vides à Paris. Si ça se passe bien, il suffit de trois ou quatre endroits comme ça et plus personne ne dort dehors», espère déjà Yann Manzi. Dans le sud de Paris, un lieu similaire a été mis à disposition en novembre par un autre propriétaire, cette fois à destination de familles. Le mystérieux bailleur, qui souhaite rester anonyme, lègue pour sa part un garage de 500 m² jusqu’en mai. Et l’expérience le montre déjà : «Tout le monde est content, tout se passe très bien.»
«C’est déjà énorme»
A quelques pas de l’Arc de triomphe, dans le très chic XVIIe arrondissement, près d’un hôtel de luxe, il faut s’engouffrer dans la rampe d’accès à un parking. Au premier étage, sous des fenêtres en PVC, de nombreuses mères sont assises dans leurs tentes. Les enfants courent dans les allées et d’autres femmes sont à la cuisine. En fin de journée, ceux qui ne trouvent pas de place au 115 se présentent sur le parvis de l’hôtel de ville, d’où Utopia les redirige vers ce lieu. Ce n’est pas le grand luxe non plus, mais les bambins ont l’air heureux et les adultes peuvent se reposer un peu. «Je faisais partie des gens qui avaient peur, car ça reste un hébergement précaire. Et au début, quand on arrive ici, on se demande “est-ce qu’on ne peut pas trouver mieux ?” Mais en fait, tu leur enlèves la faim, le froid, la peur, la solitude et la violence : c’est déjà énorme»,constate Nikolaï Posner d’Utopia 56, le coordinateur parisien de l’association. Sous les toiles, on trouve ici aussi quelques sourires, comme ceux des trois jeunes filles de Berthe, 10, 7 et 4 ans qui serrent contre elles des peluches distribuées par l’association. La famille a fui la Côte-d’Ivoire où elles risquaient d’être excisées. En France depuis 2019, leur demande d’asile a été refusée. Ces dernières semaines, elles ont dormi tantôt dehors, tantôt dans des stations de métro, au risque de se faire agresser. Les filles sont déscolarisées. Dans le parking, leur avenir reste incertain, mais elles s’y sentent au moins en sécurité pour la nuit, en attendant mieux.
Pour David Peronnin, ces initiatives doivent interroger l’apport d’une entreprise au sein de notre société, au-delà de sa croissance et de sa productivité. «Nous bénéficions d’une période plutôt positive. Les chiffres sont bons, on a levé 125 millions d’euros, il nous arrive des choses positives. On est une entreprise qui a de l’ambition. Mais ce n’est pas pour autant qu’on ne peut pas prendre des initiatives un peu en marge de ce qui se fait», plaide le chef d’entreprise. Elles disent aussi en creux une forme de solidarité silencieuse nouvelle qui se met en place face aux difficultés croissantes que rencontrent les exilés dans l’Hexagone. «Si ça fonctionne bien, je m’adresserai aux professionnels de l’immobilier avec qui on travaille. Je sens qu’il ne faut pas grand-chose pour qu’ils puissent ouvrir leurs lieux vacants, peut-être pas pendant des années, mais déjà pendant quelques mois», devine-t-il. «On réfléchit. Il nous faut trouver un modèle de convention qui nous permette de rassurer les propriétaires et de pouvoir essaimer», estime de son côté Nikolaï Posner d’Utopia 56. Il faudra faire vite : les baux des deux lieux se terminant avant l’été, 150 ados, enfants et parents étrangers seront à nouveau à la rue dans la capitale.
(1) Son prénom a été changé.
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