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vendredi 14 avril 2023

A quel âge devient-on un boomer ?


Darons daronnes

Cela fait plus d’un an que ma fille aînée, aujourd’hui âgée de 8 ans, est déterminée à devenir fauconnière – depuis qu’elle a assisté à un spectacle aux Aigles du Léman, en Haute-Savoie. Ce qui me frappe, c’est à quel point ce plan de carrière, qui pourrait sembler un peu fantasmatique, est l’objet d’une projection rationnelle chez elle. « Je n’ai pas besoin de faire des études, n’est-ce pas, pour être fauconnière ? Je n’ai même pas besoin du bac ? Parce que, moi, je veux travailler à 20 ans, je n’ai pas envie de faire des études jusqu’à je ne sais pas quel âge… », m’a-t-elle dit un jour. Avant d’ajouter : « Et puis, ce n’est pas trop pénible comme travail ? Parce que je ne veux pas trop travailler. » Ma fille suit avec intérêt et perplexité le débat sur la réforme des retraites. L’âge de 64 ans lui paraît suffisamment canonique pour faire enfin cesser la torture du labeur. Immanquablement, elle ajoute ce qui constitue l’un des mantras préférés de nos deux aînées pendant les dîners en famille : « En tout cas, ce qui est sûr, c’est que je ne travaillerai jamais autant que vous. Et je ne serai JAMAIS journaliste ! »

Je précise que mon compagnon et moi exerçons tous deux cette belle profession, et pouvons avoir une légère tendance à inviter le travail à ladite table du dîner. Nous aimerions bien sûr penser que nous donnons à nos enfants une vision épanouie et exaltante de notre métier, mais il faut croire que ce que nous leur montrons, c’est plutôt une bonne dose de stress et de fronts plissés.

Bref. Nous sommes devenus des contre-exemples. A tel point que je me demande si ma fille aînée n’est pas en train de se bâtir un modèle de vie idéale dont l’unique principe tiendrait en un slogan : « Pas comme les parents ». Ainsi, à la sortie de l’école, la semaine dernière, elle m’a raconté avec un enthousiasme fébrile son cours d’arts plastiques. « La prof nous a demandé de dessiner notre maison idéale. Elle nous a parlé des “kerterres”. C’est des petites maisons norvégiennes [NDLR : bretonnes] qu’on construit nous-mêmes, avec de la chaux. Il y a une pièce principale qui peut faire salon, salle à manger, cuisine, chambre. Et après, on la relie, si on veut, à d’autres chambres par un couloir. C’est un habitat en collision [sic] avec la nature », a-t-elle conclu d’un ton assuré. « Moi, je veux partir à 16 ans pour habiter dans une “kerterre”. Je m’installerai dans la forêt, je créerai un potager. J’aurai des poules, mais pas de coq, sinon j’aurai des poussins à la place des œufs. Des lapins. Une vache pour le lait. Et tout sera à proximité, je n’aurai besoin de rien d’autre. »

Elle a ensuite ajouté que, étant en complète autonomie, elle n’aurait guère besoin de travailler, « juste le matin comme fauconnière, pour pouvoir acheter ce que je ne peux pas faire moi-même ». « Waouh », me suis-je dit. Ma fille est « décroissante » sans le savoir. Le bon sens, et un léger ressentiment face à tant de liberté – moi, je me suis endettée jusqu’à 66 ans pour payer un logement à un prix exorbitant dans une ville surpeuplée et bientôt surchauffée –, m’ont poussée à la questionner un peu. Et l’électricité ? Et le téléphone ? Et les dessins animés ? « Je mettrai une plaque sur le toit [NDLR : un panneau solaire]. Je m’installerai dans une clairière pour la lumière et je ferai du feu. »

Son entreprise de démolition du modèle parental ne s’est pas arrêtée là : elle a ensuite déboulonné la famille, un peu comme le philosophe Geoffroy de Lagasnerie sur France Inter, il y a quelques semaines. « Je m’installerai avec mes copines, on vivra toutes les trois, chacune avec notre chambre. Comme ça, on sera tranquilles, en colocation. Finalement, je ne veux pas d’enfant. »

Voilà, c’est plié ! Rhabillés pour l’hiver sans chauffage, les vieux darons procréateurs et surconsommateurs. Cela m’a fait penser à cette tribune publiée dans Le Monde début février, dans laquelle un collectif de dix signataires de 15 à 36 ans, dont plusieurs militants du climat, s’élèvent contre la réforme des retraites, qu’ils jugent productiviste, et plus généralement contre « ce monde qui glorifie la “valeur travail”, mais qui crée du chômage et de l’exclusion, qui détruit la planète ». Une attaque en règle du modèle de société légué par leurs aînés, les boomers. « Nous voulons travailler moins et mieux. Nous voulons avoir le temps de vivre », écrivent-ils.

La semaine dernière, un lecteur du journal a réagi à ce texte dans un courrier, lui aussi mis en ligne sur Lemonde.fr. Après avoir rappelé avec véhémence tout ce que les boomers ont fait pour les générations à venir, Gérard Giubilato conclut : « Cette tribune m’apparaît malsaine dans son esprit, car elle laisse poindre un conflit générationnel qui n’a pas lieu d’être. Dans la majorité de nos actions, nous songeons à l’intérêt de nos enfants, et cette accusation ambiante d’égoïsme volontaire m’apparaît injuste et, in fine, contre-productive pour le jeu collectif appelé de vos vœux. »

J’ai tendance à penser, comme ce lecteur, que les grands enjeux ne se règlent pas les uns contre les autres, et qu’une société dont les membres sont occupés à se détester mutuellement gaspille sa précieuse énergie. Et aussi, qu’il faut veiller à n’essentialiser personne. A l’occasion, je parlerai de tout ça à ma fille. Vous me donnez combien d’années avant qu’elle ne lève les yeux au ciel et me rétorque : « OK, boomer » ?


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