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mardi 11 avril 2023

La philosophe Claire Marin : “J’ai cherché à comprendre l’euphorie des débuts, face à la nouveauté”

Par  Juliette Cerf  Publié le 06 avril 2023

Deuils, ruptures, rencontres. Pour la philosophe, très attachée à la transmission, chaque étape de la vie est un nouveau départ. Dont elle entend saisir l’intensité, dans son nouveau livre, “Les Débuts. Par où commencer ?”.


La philosophe Claire Marin chez elle à Paris, le 23 mars 2023.

La philosophe Claire Marin chez elle à Paris, le 23 mars 2023.  Photo Roberto Frankenberg pour Télérama

«Nous sommes cette drôle d’espèce qui commence son existence dans la certitude de sa fin à venir. Nous nous efforçons d’apprendre ce que nous oublierons, nous aimons ceux qui dispa-raîtront, nous soignons ceux qui s’effacent. » Les mots si justes de Claire Marin touchent en plein cœur ce que nous sommes : ce mélange cabossé de fragilité et de créativité, de précarité et d’entraide, de dépendance et de force. Pour saisir la richesse de nos identités, toujours multiples et souvent paradoxales, la philosophe née en 1974, professeure en classes préparatoires aux grandes écoles, s’intéresse aux moments clés de l’existence, comme les maladies, les déplacements, les naissances, les deuils, les ruptures, qui, à chaque fois, affectent et reconfigurent le sens de notre vie. Des périodes d’intense « désorientation existentielle », des épreuves tout à la fois terriblement banales et extrêmement violentes pour chacun.

Depuis la parution en 2019 de Rupture(s), énorme succès de librairie, qui a déclenché l’enthousiasme d’une vaste confrérie de lecteurs et lectrices, issus de générations et de milieux sociaux divers, Claire Marin a continué à rencontrer son public en 2022 avec Être à sa place. Habiter sa vie, habiter son corps. À l’orée de la cinquantaine, affinant encore son style, hanté par la littérature, la philosophe poursuit aujourd’hui, entre sens du tragique et élan du désir, sa quête de pensée existentielle, avec Les Débuts. Par où recommencer ?, un essai saisissant sur l’ardeur des (re) commencements.

Des débuts, il y en a sans cesse, dans toutes les strates et les lignes de vie qui sont les nôtres, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse.

Pourquoi avoir dédié ce livre à votre enfant : « Pour Mia, à tous tes débuts »  ?

À la naissance de ma fille, en 2011, j’avais écrit un texte qui s’appelait « Le tout début » et que je n’ai jamais achevé. Quand le directeur de collection Alexandre Lacroix est venu me trouver avec l’idée de me faire écrire sur le thème des débuts, j’y ai vu un signe, une coïncidence. L’émotion de voir naître et grandir un enfant, avec tout ce que cela comporte d’irréversible, de joie et d’angoisse mêlées, reste renversante. Ma fille a de fait bouleversé mon existence comme personne. Mais, si la naissance peut être vue comme l’incarnation, l’image même du commencement, les débuts ne s’y limitent pas. Le pluriel « débuts », l’énergie sonore que contient ce terme, le traduit d’ailleurs très bien : des débuts, il y en a sans cesse, dans toutes les strates et les lignes de vie qui sont les nôtres, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse. Faire ses premiers pas, apprendre une nouvelle langue, changer de travail, vivre un exil, retomber amoureux, etc. Tout au long du chemin, on peut être ramené à la case départ, repartir de zéro. Recommencer, refaire des choses que l’on avait parfois déjà faites, mais en les vivant comme si elles étaient parfaitement nouvelles, comme si l’on redevenait à chaque fois débutant.

Quelle est cette intensité propre aux débuts ?
C’est l’instant où tout un champ des possibles apparaît dans notre existence, ce moment où l’on sort d’une forme de voie unique ou de répétition, dans ce que cette univocité ou cette prévisibilité peuvent avoir d’inquiétant et de réducteur. Le philosophe Vladimir Jankélévitch évoque avec tranchant ces « instants bénis » qui propulsent la vie « par à-coups et fugitivement la raniment », alors que celle-ci était desséchée par « le radotage des répétitions ». Ce surgissement du neuf, qui vient déjouer les habitudes et établir une césure entre un avant et un après, peut s’inviter dans notre vie comme une éclaircie inespérée dans un ciel tourmenté ou, au contraire, frapper comme un coup de tonnerre dans un paysage serein. Quand cette impression de radicale nouveauté me saisit, tel un déclic ouvrant tout un univers de désirs, telle une photographie d’Henri Cartier-Bresson saisissant « l’instant décisif », mon présent se gorge alors d’infinies potentialités, prêt à les essaimer au vent. Le monde entier me paraît changé, comme régénéré ; il a pu pivoter de quelques degrés seulement, mais je ne le vois plus du tout de la même manière. Ce frémissement me ramène intensément à moi, me procurant une très forte sensation de coïncidence avec tout mon être.

Ce qui fait la beauté des étincelles propres aux débuts, c’est aussi la conscience qu’on a de leur extrême fragilité.

Ces moments sont-ils toujours heureux, contrairement aux tourments de la vie, ruptures ou maladies, auxquels vous vous êtes jusque-là intéressée ?

C’est l’euphorie des débuts, l’enthousiasme face à la nouveauté que j’ai cherché à comprendre. Cette exaltation peut toutefois nous envahir alors qu’on est persuadé qu’elle ne reviendra jamais plus. Après l’effondrement, après une rupture ou une perte inconsolable, chacun peut se voir saisi par cette énergie-là, rattrapé par cet élan et ce désir d’être. Même quand on n’y croit plus soi-même ou quand cela paraît impossible, même quand on est persuadé que l’on ne vivra plus que sur le mode de la douleur, même quand on a l’impression que plus rien ne recommencera et que l’on sera toujours tourné vers ce que l’on a perdu… Ainsi, les ruptures et les commencements s’entremêlent très souvent, car il y a dans toute rupture le risque de se perdre et l’espoir de se trouver. Ce qui fait la beauté des étincelles propres aux débuts, c’est aussi la conscience qu’on a de leur extrême fragilité. Car débuter, c’est prendre le risque d’échouer. Un début est toujours hanté par la possibilité de son ratage, par l’inquiétude de sa fin, et c’est ce qui lui confère toute son intensité. Réussira-t-on à donner à ce qui commence l’ampleur désirée ? Sera-t-on à la hauteur de ce moment de grand espoir ?

Les Débuts est-il votre réponse aux discours désespérés sur la fin du monde ?
Dévastation écologique, disparition du vivant, attentats, pandémie, guerre : le scénario catastrophe défile chaque jour en accéléré sous nos yeux, et on ose à peine se projeter dans l’avenir. Les discours collapsologiques, apocalyptiques qui s’accumulent pour décrire cette sombre réalité peuvent devenir extrêmement paralysants, alors que l’on a déjà tous été collectivement sidérés par la période du Covid, dont on n’a pas fini de mesurer les effets. Face à cela, face à l’inquiétude et à la colère que notre époque génère, il me paraît essentiel de résister. De proposer d’autres représentations, d’amorcer d’autres perspectives sociales, politiques, existentielles, bref d’ouvrir d’autres possibles.

Comment ?
Il y a des débuts qu’il faudrait accompagner plutôt que commencer par les nier. Si tous les discours rétrécissent voire ferment l’horizon, cela devient vite invivable, notamment pour les jeunes, qui s’interrogent aujourd’hui avec force sur l’écologie, sur le travail, sur le fait de fonder ou non une famille. Je l’éprouve au quotidien avec mes étudiants, très angoissés par l’immense responsabilité, par le poids du legs que la société leur met sur les épaules, mais sans jamais les encourager, voire en attisant un conflit des générations. L’annonce de la catastrophe et toutes les autres représentations très négatives liées à l’effondrement prennent, chez les enfants et les adolescents, des proportions tragiques quant aux souffrances psychiques, encore aggravées par le Covid que certains ont vécu dans des conditions inimaginables. Je cherche en contrepoint à transmettre à mes élèves une forme d’énergie et d’élan.

Un livre ou un film peuvent constituer un vrai début. Je me souviens très bien des textes qui ont radicalement modifié ma vision de l’écriture philosophique.

Le professeur serait-il un initiateur ?
Cette génération en manque en tout cas. Les élèves sont confrontés à un océan de données numériques, dont ils auraient un usage soi-disant intuitif, alors qu’ils me semblent souvent démunis face à toutes ces ressources à leur disposition. Tout y est mis à plat, comme si tout avait la même valeur, pouvait et devait être pris en considération. La hiérarchie entre le vrai et le faux n’est pas claire, les faux maîtres pullulant sur Internet, les figures manipulatrices étant difficiles à identifier, alors même que tout un chacun peut s’improviser spécialiste de tel auteur ou de telle question et les livrer aux interprétations les plus idéologiques. Notre passivité vis-à-vis des logiques algorithmiques, nos servitudes consenties aux machines accroissent encore ce malaise. Quel sursaut espérer dans ce contexte ? Dans Les Débuts, j’évoque Hannah Arendt qui rappelle que l’homme, porté à l’action, est justement un initiateur, toujours capable, face au péril ou au désespoir, « d’inaugurer quelque chose de neuf, de prendre l’initiative ». Elle affirme ainsi que « l’homme est principe de commencement ». Tout à la fois initial et initiateur, capable de faire surgir et d’accompagner de nouveaux possibles. Cette idée m’est très chère.

Vous écrivez que « c’est aussi le pouvoir de maîtriser les commencements qui est au cœur de la création littéraire »
Ma propre origine m’échappe, ainsi que l’a bien expliqué Paul Ricœur : « J’éprouve la vie comme ayant commencé avant que je commence quoi que ce soit. » L’enfant qui feuillette un album photo a déjà conscience d’avoir oublié ses débuts de nouveau-né et d’être emporté dans le mouvement de la vie. Face à ce flux continu, l’écriture permet une certaine maîtrise du commencement : elle est capable de faire éclore le temps et de le capturer dans un récit, pendant mille et une nuits ou vingt-quatre heures de la vie d’une femme. La création peut jouer en retour sur le lecteur ou le spectateur un puissant rôle d’initiation : nous rendre sensibles et accessibles d’autres places que la nôtre, élargir nos représentations sur d’autres manières de vivre et de penser, voire changer totalement nos projections de nous-mêmes.

En ce sens, un livre ou un film peuvent constituer un vrai début. Je me souviens très bien des textes qui ont radicalement modifié ma vision de l’écriture philosophique : les essais personnels de Bruce Bégout sur l’exploration urbaine et L’Intrus, de Jean-Luc Nancy, dans lequel il raconte la greffe du cœur qu’il a subie. J’ai suivi une formation académique (École normale supérieure, agrégation, thèse), où l’écriture était toujours très aride et excluait généralement l’expérience vécue, y compris quand la philosophie était phénoménologique, censément centrée sur la conscience du sujet. Ces livres au style plus libre, plus littéraire ont été pour moi des révélations, qui m’ont conduite à écrire ce récit à la première personne sur l’expérience de la maladie, Hors de moi (2008). Je me suis, à partir de là, autorisée d’autres modalités d’écriture.

Tous les débuts ne sont pas marqués par des baptêmes ou des inaugurations flamboyantes. Il est également possible de se faufiler.

Vous utilisez depuis volontiers le « je », auquel font écho de nombreuses références littéraires souvent très contemporaines. Pourquoi ?
La littérature est une alliée extraordinaire pour poser des questions philosophiques. C’est à travers les romans que je les ai d’abord rencontrées, en notant plein d’idées, de phrases fétiches dans mes petits carnets de citations datant de l’adolescence. J’aime trouver des supports communs et incarnés — comme une petite histoire, une scène, un sentiment, un personnage, décrits par un romancier —, qui parleront à chacun bien mieux qu’un concept,
car plus affectivement. Grâce à cette matière familière permettant un cheminement commun, je peux réfléchir avec le lecteur, que je me représente autant comme un jeune adolescent que comme une femme à la retraite. Le « je » que j’utilise ne se limite pas à mon expérience propre mais fait référence à ce qui peut être partagé par d’autres dans les épreuves du quotidien : des ruptures, des maladies, des débuts, on en a toutes et tous vécu… C’est donc, je l’espère, un « je » auquel tout le monde peut s’identifier. Et qui change et se déplace aussi puisque ce qui m’intéresse, c’est la façon dont ces épreuves existentielles modifient notre sentiment d’identité.

Diriez-vous, à cet égard, que le fait d’avoir bientôt 50 ans, milieu du chemin de notre vie, a marqué l’écriture des Débuts ?
Oui, bien sûr. J’évoque d’ailleurs cette expérience du vieillissement, et d’entrée dans un nouvel âge, dans un texte paru dans le dernier numéro de La Nouvelle Revue Française, intitulé Femmes (1). C’est un moment symbolique très lourd qu’on associe souvent, et encore plus pour les femmes, à un rétrécissement des possibles, à une logique d’effacement social et de déperdition physique. L’envie et la nécessité d’aller vers des choses neuves s’imposent donc encore plus ! Cette soif d’expériences et de relations fortes reste en tout cas très vive pour moi.

Mais tous les débuts ne sont pas marqués par des baptêmes ou des inaugurations flamboyantes. Il est également possible de se faufiler, de monter dans le train en marche. Gilles Deleuze, récusant toute origine, toute racine fixe, dit même que l’on commence toujours par le milieu : « Ce qui compte, ce ne sont pas les débuts ni les fins, mais le milieu. » Nous n’avons pas l’âge que le temps imprime à nos corps, tant que nous continuons à espérer d’autres commencements, à rester habité par ce sentiment intime d’une irréductible jeunesse. C’est quand nous cessons d’être curieux et de nous étonner que nous devenons vieux. Dans Le Jeune Homme, Annie Ernaux évoque sa relation avec un homme de trente ans son cadet : « Il me faisait revivre ce que je n’avais jamais imaginé revivre. » Le temps intérieur n’est pas horizontal mais vertical : des âges différents coexistent en nous, nourrissant notre rapport frémissant au présent. Notre âge est celui de nos enthousiasmes et de nos passions.

CLAIRE MARIN EN QUELQUES DATES 
1974 Naissance à Paris. 
2003 Doctorat en philosophie sur Félix Ravaisson. 
2008 Violences de la maladie, violence de la vie, éd. Armand Colin,
et Hors de moi, éd. Allia. 
2018 Enseigne en lycée, en classes préparatoires aux grandes écoles. Parution de
2019 Rupture(s), éd. de l’Observatoire. 
2020 Codirige, avec Frédéric Worms, Naître et renaître, éd. PUF. 
Les Débuts. Par où recommencer ?, de Claire Marin, coll. Les Grands Mots, éd. Autrement, 160 p.,


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