Par Anne Rodier et Jules Thomas Publié le 11 octobre 2022
L’accompagnement législatif a été renforcé, les référents en entreprise tentent de créer des communautés de salariés et le nombre de signalements augmente.
Le monde du travail semble découvrir le sexisme ordinaire. « T’es enceinte ? ENCORE ?? », « T’es passée sous le bureau pour avoir le poste ? » Ces deux SMS reçus par des salariées et recueillis par l’avocate Elise Fabing en disent long sur l’ampleur du problème de harcèlement auquel les employeurs doivent faire face.
Les entreprises partent de loin. « On a beaucoup de boulot », constate Yann Illiaquer, responsable diversité et référent harcèlement d’EDF. « Le groupe ressemble à la société française avec sa culture un peu machiste. Je me félicite de l’augmentation des dossiers de signalement, ça signifie qu’on en met de moins en moins sous le tapis », poursuit M. Illiaquer, présent au colloque organisé le 28 septembre par le cabinet Technologia pour faire le bilan du rôle de « référent harcèlement », une nouvelle fonction créée en 2018 pour « lutter contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes au travail ».
La prise de conscience des employeurs est relativement récente. Moins de dix ans. Elle a été déclenchée par l’entrée dans le code du travail, en 2015, du concept d’« agissements sexistes », « ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».
Deux ans plus tard, en 2017, #metoo a commencé à libérer la parole des salariés, tout doucement. Car « à la différence du harcèlement moral, la parole de la victime [d’agissements sexistes ou de harcèlement sexuel] est plus difficile à recueillir. C’est souvent la rumeur qui parvient d’abord aux DRH », souligne Me David Guillouet, du cabinet d’avocats MGG Voltaire. Mais l’enjeu a pris de l’ampleur cette année, avec l’entrée en vigueur, en mars, d’une nouvelle loi qui permet de qualifier les comportements sexistes de harcèlement sexuel.
« Petit à petit, ça évolue »
Mais c’est surtout depuis quatre ans que les entreprises ont commencé à bouger. Pas toujours aisément. Les grandes organisations ont souvent un ou des référents harcèlement rattachés à la direction et d’autres au comité social et économique(CSE). Ces référents employeur, d’une part, et référents CSE, d’autre part, réagissent aux alertes des salariés ou des élus, parfois ensemble, souvent en parallèle. « Depuis quatre ans que je suis référent harcèlement, la référente employeur, je ne l’ai pas vue », déplore Ahmed Berrahal, le référent harcèlement CGT-RATP, réintégré à l’entreprise sur décision de justice après avoir été licencié alors qu’il défendait une victime d’agression sexuelle.
Chez EDF, les référents CSE travaillent en réseau avec l’unique référent employeur : « On fait de la professionnalisation, des piqûres de rappel sur la pyramide des violences sexistes. En 2021, 250 alertes ont eu lieu, dont 50 % de harcèlement », indique M. Illiaquer. Chez Orange, autre grande organisation très investie dans la prévention contre les harcèlements de toutes natures (moral et sexuel), il y a un référent employeur et un référent CSE par établissement.
« Petit à petit, ça évolue, explique Karine Rieux, référente harcèlement du CSE Orange Business Services. Il y a trois ans, on était devant une page blanche. On a beaucoup travaillé la prévention. On a abordé tout ce qui dans l’organisation est propice aux agissements sexistes, les horaires atypiques, la faible mixité, la précarité. Avec le comité santé et sécurité au travail, on a identifié des situations à risque, comme une équipe de nuit en horaires décalés qui comptait une seule femme pour vingt-cinq salariés. (Il n’y avait pas de cas de harcèlement.) On a créé une communauté pour partager l’information et sensibiliser, qui compte aujourd’hui 500 salariés. »
L’opérateur enregistre encore peu de signalements : 109 en 2021 contre 117 en 2020. Un recul que le syndicat CFE-CGC-Orange attribue à la baisse des effectifs et aux requalifications par la direction des signalements de harcèlement en « comportements inappropriés » ou « relations interpersonnelles ». En 2021, 57 % des signalements ont ainsi été requalifiés chez Orange.
La requalification est une pratique courante. Dans les grandes entreprises consultées, la majorité des allégations de harcèlement sont soit invalidées, soit requalifiées à l’issue des enquêtes déclenchées par un signalement. Le cabinet d’avocats MGG Voltaire le constate aussi : « Nous traitons une vingtaine d’affaires par an. Entre les fausses accusations, et ce qui tient plus de la maladresse que de l’agression, seuls 50 % des faits sont avérés », note Me Guillouet. Sébastien Crozier, président du syndicat CFE-CGC-Orange, apporte un autre élément d’explication : le principe de présomption d’innocence. « En cas de doute, la tendance naturelle de la direction est de requalifier les incidents à la baisse. »
Risque pour la réputation
L’un des facteurs de blocage, c’est que l’organisation même de l’entreprise peut être mise en cause. « L’entreprise minimise sa part de responsabilité systémique, pour éviter par exemple de remettre en cause sa politique de recrutement », relève Gilles Riou, psychologue clinicien du cabinet Egidio. L’enquête aussi est source d’instrumentalisation par le choix des personnes interrogées et des questions adressées aux victimes. A la RATP, « quand la première question posée à la victime c’est : “Pourquoi avez-vous accepté d’aller boire un café à 1 heure du matin ?”, la direction cherche clairement à protéger ses cadres », affirme Ahmed Berrahal.
Mais ces obstacles n’empêchent pas la lutte contre les atteintes sexistes en entreprise d’avancer. Depuis quatre ans, de nombreuses enquêtes ont été ouvertes à la suite de signalements : Ubisoft, RATP, McCann, etc. « Aujourd’hui, toutes les grandes entreprises doivent faire face à des cas d’agissements sexistes ou de harcèlement sexuel », estime Me David Guillouet. Les enquêtes sont menées soit en interne avec les services RH qui peuvent y associer les référents harcèlement, soit en faisant appel en externe à des cabinets d’avocats plutôt chargés de la qualification du harcèlement, ou à des psychologues pour analyser comment on en est arrivé là, voire les deux.
Il arrive aussi que les entreprises enquêtent d’abord en interne avant de poursuivre avec un tiers. Ce fut le cas en 2019 pour l’agence de publicité McCann Paris. Secouée par la médiatisation d’une affaire de harcèlement mettant en cause un des dirigeants de l’agence, la direction a finalement décidé « d’approfondir l’enquête, en collaboration avec un partenaire externe », un cabinet d’avocats indépendant.
En 2021, chez EDF, « une soixantaine de dossiers disciplinaires ont été traités par des départs sous forme de mise à la retraite d’office »
En principe, l’employeur s’appuie sur les conclusions d’une enquête, puis décide seul des suites à donner à l’affaire. « Les grandes entreprises ont tellement peur du name & shame [désigner et faire honte], qu’elles ne se risquent pas à ne pas sanctionner ces actes », assure Me Guillouet. Ce qu’elles redoutent le plus, au-delà des prud’hommes, c’est le risque pour la réputation.
Lorsque les faits sont établis et reconnus de toutes parts, les sanctions tombent : mesures disciplinaires, avertissements, mutations, licenciements. En 2021, chez EDF, « une soixantaine de dossiers disciplinaires ont été traités par des départs sous forme de mise à la retraite d’office », indique M. Illiaquer. Chez Orange, la même année, deux recadrages et quinze procédures disciplinaires ont eu lieu.
Mais, lorsque l’auteur des agissements sexistes reste dans l’entreprise, le suivi n’est pas toujours assuré. Jean-Luc Soutoul, élu CSE de VitalAire, membre de la commission santé et sécurité au travail, témoigne ainsi du cas d’un manageur présumé harceleur que la direction a sanctionné par une mutation, mais qui, « cinq ans plus tard, est revenu dans son établissement d’origine, nommé à la tête d’une équipe de deux cents personnes au lieu de cinquante. On l’a signalé aux RH qui, étonnés, ont répondu qu’il n’y avait rien dans son dossier. Ça a créé un trouble énorme ».
La situation est autrement plus chaotique dans les PME. Les entreprises de moins de deux cent cinquante salariés n’ont pas l’obligation de nommer un référent RH et les chefs d’entreprise tâtonnent dans leur gestion des cas, et manquent souvent de moyens et de connaissance du sujet.
Pour les petites structures, la sensibilisation des salariés et la formation des manageurs avancent doucement : « Certes, depuis #metoo, il y a une vraie prise de conscience dans les PME, des règlements intérieurs de plus en plus explicites sur ces questions, qui montrent aux salariés qu’ils peuvent s’exprimer… Mais tout le monde manque encore de compétences juridiques », alerte Sophie Iborra, vice-présidente de la CPME chargée de l’égalité femmes-hommes.
« Tout le monde se connaît »
Dans une petite société, les salariés savent moins à qui s’adresser que dans une grande, et le référent CSE quand il existe est souvent démuni, témoigne Tania Douvier, référente harcèlement au Crédit foncier et communal d’Alsace et de Lorraine (deux cents salariés). « Parler est d’autant plus difficile que tout le monde se connaît », souligne-t-elle. Même s’il est interdit de licencier une personne qui a dénoncé un harcèlement (même non avéré). Selon les services du Défenseur des droits, la libération de la parole est d’autant plus difficile que l’entreprise est petite : « Les femmes ont peur pour leur carrière, elles ont aussi conscience de la difficulté à rapporter la preuve, surtout quand il s’agit seulement de propos sexistes. »
Lorsqu’une enquête interne est diligentée, le dirigeant est souvent seul. « La plupart des PME n’ont pas de services RH ou de directions juridiques, le chef d’entreprise doit tout endosser, martèle Sophie Iborra. Il y a des milliers de guides sur le sujet mais il n’a pas le temps de se plonger dedans. Il doit souvent faire appel à quelqu’un d’externe – par exemple un avocat, ça a un coût – s’il veut être objectif pour qualifier les faits. » Ce fut le cas d’Olivier Perrier, dirigeant de Raigi, PME de soixante-dix salariés spécialisée dans les réservoirs d’hydrogène en Eure-et-Loir : en novembre 2017, une salariée lui signale une dégradation de sa santé en raison d’un harcèlement moral du responsable de production, un cadre dirigeant. « Je suis ingénieur de formation, j’ai des notions de RH mais j’ai appelé des juristes pour savoir quoi faire. J’ai creusé et on a décidé d’ouvrir une enquête. »
« Sur la matérialité des faits, je me retrouve dans une situation à être gendarme et juge » – Olivier Perrier, dirigeant
Menée avec deux membres de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), l’enquête a révélé qu’il s’agissait en fait de harcèlement sexuel consistant à tirer les cheveux de la victime, la chatouiller au niveau du dos et de la taille, se « coller » derrière elle en « collant ses parties génitales sur ses fesses » tout en la « coinçant entre lui et le bureau ». Une ancienne salariée a relevé des faits semblables.
La sanction aussi est difficile à prendre. « Sur la matérialité des faits, je me retrouve dans une situation à être gendarme, juge, c’est à moi d’assumer tous les rôles, et c’était compliqué pour moi, car c’était parole contre parole », se souvient Olivier Perrier. Il a licencié son responsable de production pour faute grave, non sans incidence sur le fonctionnement de sa PME : « Je sais que je vais mettre en difficulté l’entreprise, que ça va être difficile de le remplacer. »
Selon le Baromètre auprès des salariés sur le harcèlement au travail Ipsos-Qualisocial à paraître mercredi 12 octobre, plus d’un tiers (36 %) des situations de harcèlement sexuel se sont terminées en défaveur des victimes. La protection des salariés est encore loin d’être assurée.
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