par Robert Maggiori publié le 9 octobre 2022
En janvier 2020, le Magazine littéraire classait Bruno Latour – en compagnie d’Alain Badiou, Kwame Anthony Appiah, John Searle, Gayatri Chakravorty Spivak, Jürgen Habermas, Martha Nussbaum, Slavoj Žižek, Charles Taylor et Judith Butler – parmi les «dix philosophes qui influencent le monde». Des penseurs français, il est assurément celui qui, depuis des années, est en effet le plus cité, sinon «accaparé» pour défendre les positions les plus diverses, y compris contradictoires. Sa pensée, développée dans près d’une trentaine d’ouvrages, n’est pourtant pas de celles qu’on peut résumer en quelques «thèses», et lui-même, sociologue, anthropologue, philosophe, épistémologue, ethnologue, écologiste politique, ne peut guère être confiné dans une discipline particulière. Au début, ce dépassement des frontières lui valut quelques critiques : il fut notamment la cible des Impostures intellectuelles d’Alan Sokal et Jean Bricmont, lesquels, en même temps qu’ils fustigeaient les amphigouris et les galimatias de Lacan, Deleuze, Kristeva ou Baudrillard, reprochaient à Latour son amateurisme, dans la façon notamment d’utiliser la théorie de la relativité.
Mais, à mesure qu’il publiait ses livres, on comprit que la manière innovante et parfois iconoclaste qu’il avait de «désencercler» les sciences humaines, et de casser les dichotomies avec lesquelles elles pensaient la réalité, pouvait être féconde et essaimer des champs théoriques multiples, adjacents, qu’en général on séparait. Les influences qu’il a subies – celle de Michel Serres in primis ou de William James, fondateur du pragmatisme, du psychologue social Gabriel Tarde, du logicien Alfred North Whitehead, du microbiologiste et philosophe polonais Ludwik Fleck, ou du sociologue américain Harold Garfinkel – semblent elles-mêmes hétéroclites : mais elles répondent à la même nécessité de se départir de soi-même, comme le suggérait Foucault, et d’abandonner les schèmes de pensée habituels, si l’on veut saisir ce qui apparaît de nouveau, d’inédit, dans le monde, dans la nature, et dans les comportements des hommes : ce à quoi Bruno Latour s’est voué. Il est mort dimanche à 75 ans.
Telle est en effet la tâche accomplie par Bruno Latour : ausculter les pratiques selon lesquelles la pensée occidentale construit la connaissance et définit les objets de la nature – autrement dit enquêter en ethnographe sur les méthodes utilisées, tantôt rationnelles tantôt mythiques, pour «faire (de) la science».
Il lui est arrivé de porter un tee-shirt sur lequel était floquée la phrase : «Les philosophes sont sur le sentier de la guerre.» On ne sait pas de quelle guerre il s’agissait : celle sans doute où, dans les deux camps, tombent les divisions, sujet /objet, subjectivité /objectivité, humain /non-humain, science /mythe, personnes /choses, représentant /représenté, faits /valeurs, et où, sur le terrain, se mêlent les signes de la culture et de la nature. Telle est en effet la tâche accomplie par Bruno Latour : ausculter les pratiques selon lesquelles la pensée occidentale construit la connaissance et définit les objets de la nature – autrement dit enquêter en ethnographe sur les méthodes utilisées, tantôt rationnelles tantôt mythiques, pour «faire (de) la science».
Etudier la science en s’intéressant à ce qui n’est pas scientifique
Bruno Latour est né le 22 juin 1947 à Beaune, en Côte d’Or – cadet de huit enfants – dans une famille de riches viticulteurs. Etudiant à Dijon, reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1972, il entreprend un doctorat à l’université de Tours sur un thème à la fois philosophique et théologique, «Exégèse et Ontologie», et obtient plus tard son habilitation à diriger des recherches (1987) à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). Ses deux premiers travaux sont des enquêtes. L’une en sociologie du développement qu’il mène pour l’Orstom (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer, aujourd’hui IRD, Institut de recherche pour le développement) à Abidjan, en Côte-d’Ivoire. L’autre en sociologie des sciences, qu’il conduit dans le laboratoire de neuro-endocrinologie du professeur Roger Guillemin, au Salk Institute de San Diego, en Californie. Immédiatement après – preuve que son parcours n’est pas celui d’un philosophe traditionnel –, il participe à une Action thématique programmée (ATP) du CNRS sur la «Pasteurisation de la médecine française» – qui sera la matrice de son ouvrage de 1984, les Microbes. Guerre et paix (Métailié), repris en 2001 sous le titre Pasteur : guerre et paix des microbes (La Découverte) et traduit dans de plusieurs langues.
Dès lors, il est difficile de restituer toutes les missions qu’il assume, tant à l’OCDE qu’au ministère de la Recherche, dans des groupes industriels (Lafarge-Coppée, Usinor-Sacilor), à la Fondation de France ou dans des institutions de l’Union européenne – sans parler des multiples expositions qu’il organise. Sa carrière universitaire n’est pas davantage rectiligne : d’abord assistant à la Faculté de droit d’Abidjan, au Conservatoire national des arts et métiers à Paris, à l’université de Californie, puis invited professor à l’université de Melbourne, il devient professeur de première catégorie et enseigne au Centre de sociologie de l’innovation de l’Ecole nationale supérieure des Mines, à la London School of Economics, à l’université de Chicago et à Cornell University, au King’s College de Cambridge et à l’Institut d’études politiques de Paris – où en 2015 il devient professeur émérite, dirigeant le Médialab de Sciences-Po.
Latour ne se veut ni antimoderne ni post-moderne, car, formes de réaction à une modernité qui n’est qu’une illusion, ces deux «positions» ne sont que des illusions au carré. Son idée est celle d’une approche «symétrique» de ce qui se trouve de chaque côté de la barrière séparant nature et culture, nature et société, science et politique...
Dès sa première enquête sur le laboratoire de Roger Guillemin – menée avec Steve Woolgar (1) –, Bruno Latour, examinant les protocoles de recherche, les techniques, les outils de mesure ou les idées et les conceptions des chercheurs qui «recouvrent» les objets étudiés, montre que le «résultat» de l’activité scientifique ne vient pas du simple «enregistrement», souvent très sophistiqué, de «ce qui arrive» dans la nature, mais est pour ainsi dire incrusté dans un ensemble complexe d’éléments (sociaux, politiques, économiques, voire folkloriques, en tout éloignés de la science) et participe à une sorte de lutte dont l’issue est une construction de la réalité. D’autres sociologues des sciences avaient déjà avancé l’idée qu’un «fait» n’est jamais pur, mais résulte d’une «négociation sociale» : ce qu’ajoutait Latour, c’est que, en plus de cette immixtion du social dans la construction des faits scientifiques, il y a comme un «oubli» de tous les artefacts qui l’entourent, de sorte que la découverte scientifique apparaît «dépurée», expurgée de tous ses «matériaux» hétéroclites de construction. «Le résultat de la construction d’un fait est qu’il apparaît comme n’étant pas construit.» D’où la nécessité d’étudier les sciences de façon ethnographique, selon des modalités tout à fait semblables à celle qu’utilisent les anthropologues étudiant des populations lointaines, en s’intéressant surtout à ce qui n’est pas scientifique (croyances, financements, mythes, idéologies…) mais participe à l’élaboration de la science.
C’est à partir de ces réflexions initiales sur la construction de la connaissance naturelle que Bruno Latour aboutit à l’un de ses ouvrages les plus connus : Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (La Découverte, 1991). La distinction entre «nature» et «culture», y écrivait-il, est elle-aussi le fruit d’un travail de dépuration qui filtre objets naturels et sujets sociaux : là les choses, ici, séparées par un mur, les personnes. De cette séparation est née la modernité. En réalité, «modernes», nous ne l’avons jamais été, car on n’a pas cessé de créer des «hybrides» de nature et de culture : champs cultivés, fleuves canalisés, embryons surgelés, organismes génétiquement modifiés, robots sensoriels, synthétiseurs de gènes, etc. Latour ne se veut ni antimoderne ni post-moderne, car, formes de réaction à une modernité qui n’est qu’une illusion, ces deux «positions» ne sont que des illusions au carré. Son idée est celle d’une approche «symétrique» de ce qui se trouve de chaque côté de la barrière séparant nature et culture, nature et société, science et politique, connaissances exactes et exercice du pouvoir, de façon à fixer des «nœuds gordiens» là où justement ont été établies des césures, et donc valoriser les notions de connexion, de réseau, d’interpénétration : le trou dans la couche d’ozone est autant «naturel» que social, politique, économique.
«Le plus incompris des philosophes»
C’est sur cette lancée que Bruno Latour va développer avec Michel Callon et Madeleine Akrich la «théorie de l’acteur-réseau» (ANT, Actor-Network Theory) initiée par le sociologue britannique John Law, qui, au lieu de scinder, unit, prend en compte l’hétérogénéité et néanmoins «tient ensemble» personnes et choses, rassemble humains, non-humains et discours (thèse qui est quasiment entrée dans le domaine public : analyser l’acte d’achat dans un supermarché implique que l’on s’intéresse à l’acheteur, au vendeur, au producteur, au «parcours» du produit, à l’agent de caisse, à la caisse enregistreuse elle-même, à la carte de crédit…). Des propositions telles que «Il n’y a pas de nature» (sinon «il n’y a pas de société») s’entendent en ce sens : il n’y a qu’hybride de nature et société, comme il y a toujours traduction entre science et politique, comme l’écologie (recouvrant l’idée que les diverses formes de vie qui animent la planète sont chacune «environnement» et «milieu» pour les autres et assurent toutes les conditions de viabilité sur Terre) est d’emblée politique, et la politique (garantissant la coexistence des formes de vie entre les êtres humains eux-mêmes et entre les humains et les autres êtres vivants) est d’emblée écologique. Il poursuivra ces analyses en s’intéressant et en prolongeant les travaux de James Lovelock sur «l’hypothèse Gaïa», selon laquelle ce sont les êtres vivants eux-mêmes qui, par leurs interactions, créent et maintiennent les conditions d’habitabilité de la Terre. Latour en tirera conférences, livres (Face à Gaïa) mais aussi un projet théâtral (le Gaïa global circus).
C’est sans doute comme penseur de l’écologie politique que Bruno Latour a eu le plus d’influence, notamment auprès du grand public : en témoigne l’un de ses derniers succès d’édition, l’essai Où atterrir ? (2017) qui appelle à remettre les conditions d’habitabilité de la Terre au cœur de nos délibérations politiques, espérant à terme réinventer la lutte des classes par la constitution de classes géosociales. Mais toujours, il suscite discussions et polémiques. Comme lorsqu’il appelle au printemps 2020, en plein confinement, à réfléchir à ce à quoi nous sommes prêts à renoncer, individuellement et collectivement, dans le monde d’après la pandémie de Covid-19. Son parcours a été salué par toutes les académies : on ne compte pas les prix reçus, ni les doctorats honoris causa. Mais les hommes de sciences, ceux du moins sont qui sont amoureux de la «vérité objective», pure et incontaminée, l’ont toujours regardé d’un œil soupçonneux, de même que nombre de philosophes, les collègues habitués à marcher dans les sillons bien balisés de la tradition philosophique, l’ont tenu pour une sorte d’aventurier ou d’«aventureux», sinon de canard boiteux. Aussi, dans un article récent du New York Times Magazine, a-t-il pu être défini par Ava Kofman comme étant en France «le plus célèbre et le plus incompris des philosophes».
A 17 ans, il a été envoyé à Saint-Louis-de-Gonzague, prestigieux lycée privé catholique. Ce qui le frappa alors, c’est le snobisme des Parisiens. Il s’est à cette époque senti comme le héros d’un roman de Balzac – un provincial.
Il cultivait lui-même une certaine «distance». Sa famille, travaillant les vignobles bourguignons depuis près de deux siècles, possédait la Maison Louis Latour. Il eût pu, mais c’est son frère aîné qui l’a fait, diriger l’entreprise familiale. A 17 ans, il a été envoyé à Saint-Louis-de-Gonzague, prestigieux lycée privé catholique. Ce qui le frappa alors, c’est le snobisme des Parisiens. Il s’est à cette époque senti comme le héros d’un roman de Balzac – un provincial. Il ignorait alors qu’il allait faire découvrir, à la philosophie, à la sociologie et à l’anthropologie, des «provinces» encore ignorées.
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