par Philippe Lançon publié le 7 octobre 2022
Le 18 avril 1946, l’écrivaine danoise Karen Blixen écrit à un ami : «Je reconnais volontiers le génie de Munch, Ibsen et Strindberg, mais ils font don de leur art comme à contrecœur, en haïssant le public alors que Raphaël par exemple, Botticelli, Renoir ou Schubert déversent leur art avec la plus grande générosité, dans l’amour de tout ce qui vit.» Un peintre lui a dit un jour que «tout grand art n’était qu’une forme supérieure de l’amabilité», mais, ajoute-t-elle, «Dieu sait si ça ne peut convenir à Munch ou Ibsen. C’est plutôt comme un coup de poing en plein visage même s’il faut admettre qu’il est porté avec génie !»
Soixante-seize ans plus tard, c’est peu dire que recevoir des baffes ne gêne plus le public, au contraire. Il a senti que l’art moderne et contemporain est rarement aimable, et la rétrospective Edvard Munch a dès le premier jour attiré la foule à Orsay. Est-ce un écho flamboyant à l’angoisse qui monte un peu partout ? Elle est en tout cas aussi réussie que celle de 2011 au centre Pompidou. On retrouve plusieurs œuvres vues dans la précédente, Angoisse, Mélancolie, Rouge et Blanc, Vampire, les Jeunes Filles sur le pont, l’Enfant malade et quelques autres, qui toutes semblent fixées comme des rémoras au ventre du Cri, tableau primal de 1893 qui ne bouge pas d’Oslo tout en vivant, à travers le monde, sa poster-ité. Ces œuvres, on a toujours l’impression de les avoir vues la veille, d’avoir dormi avec, ou plutôt de n’avoir pu dormir avec, tant les gueules d’atmosphère et les atmosphères sans gueules de Munch vous pénètrent comme des rêves liquides qui survivent à l’essorage du réveil. Les unes, comme Jalousie ou la Meurtrière, tutoient l’enfer ; les autres, comme Jeunes Filles arrosant des fleurs, tutoient le paradis. Les couleurs et la présence des personnages font la différence. Ceux qui sont en enfer nous regardent. Ceux qui sont au paradis regardent ce qu’ils font. Au-delà de ce peloton de tête de cauchemars et de rêves éveillés, les deux expositions se complètent plus qu’elles ne se répètent, si bien que quiconque les a vues peut estimer qu’il est chanceux d’avoir reçu, à onze ans d’intervalle, deux baffes de Munch plutôt qu’une.
Eléphants psychiques
En 2011, il s’agissait à Pompidou de tendre des ponts entre le travail du peintre et ce fourre-tout qu’on appelle «la modernité». Cette fois, dans une rétrospective thématique qui convient bien aux variations hallucinées de l’artiste, à cette manière qu’il a de prendre et de faire évoluer par-dessus les années ses motifs dans de tourbillonnantes arabesques, comme s’il avait plongé dans l’eau et le temps toutes les pierres du monde, il s’agit de donner à voir ce que l’écrivain norvégien Karl Ove Knaussgård, dans son livre sur Munch (1), a résumé ainsi : «La méthode de Munch consiste non pas à peindre ce qu’il voyait, mais à se concentrer sur ce qu’il ressentait pendant qu’il voyait […] ; mais il est finalement parvenu à un point où il s’est effacé et n’a investi de lui-même que son expérience et ses habitudes picturales.» Ce point est «l’endroit où l’on vient quand tout s’est évanoui, c’est à cela que ressemble alors le monde pour un peintre qui peut tout faire, mais ne veut rien – sinon peindre.» Il y a une centaine d’œuvres à Orsay. Munch en a peint plus de 1 700 au cours de sa longue vie. Il ne s’est pas marié. Il a réduit au minimum la vie pratique et tout ce qui pouvait le distraire de son travail. Et il préférait voir un par un les gens qu’il connaissait. Les autres étaient, comme la nature, comme la lumière, comme le bruit, comme tout, une malédiction sensible qui l’envahissait. Knaussgård écrit qu’il se tient face au monde «sans aucune protection, et cela jaillit en lui». Et il a suffisamment de force et de délicatesse pour le faire rejaillir, par ses œuvres, en nous.
«La méthode de Munch consiste non pas à peindre ce qu’il voyait, mais à se concentrer sur ce qu’il ressentait pendant qu’il voyait […] ; mais il est finalement parvenu à un point où il s’est effacé et n’a investi de lui-même que son expérience et ses habitudes picturales.»
— Karl Ove Knaussgård, écrivain norvégien
Munch, Ibsen, Strindberg, écrivait la baronne Blixen… trois éléphants psychiques dans le magasin de porcelaine. A Orsay, il y a un portrait d’Ibsen flottant dans ses rouflaquettes Chantilly comme un génie jailli d’une lampe diabolique. Il y a un portrait de Strindberg émergeant du tombeau (ou du divan) avec une salade noire sur le crâne. Deux lithographies de prophètes sombres. Il y a enfin plusieurs autoportraits de Munch, une lithographie et des tas d’huiles. Chacun mériterait un article, puisque chacun dévoile un état, autrement dit, un événement intérieur qui, à travers un corps, envahit la toile. Ces états vont de la solitude à la maladie, de la maladie à l’inquiétude, de l’inquiétude à la colère, de la colère à la forge, dans un sens ou dans l’autre, avec toute la puissance d’un incendie aussi galopant que contenu. Prenons Autoportrait en enfer, peint en 1903 : l’artiste nu, le corps jaune, peint à la taille, est enserré entre deux masses de peinture, l’une marron foncé, l’autre rousse et marron clair : l’ombre et les flammes. Une curieuse marque rouge, comme de strangulation, encercle son cou. L’artiste est légèrement penché, comme brûlé vif, présent absent, revenu d’entre les flammes pour devenir lui-même une flamme. On dirait qu’il sort d’une interminable radiothérapie, sans compassion ni rémission : méchant. La silhouette évoque les derniers autoportraits de Bonnard, peints quarante ans plus tard, mais en moins japonais et en plus meurtrier. Les Vikings ne sont pas descendus jusqu’au Cannet. Les iris filent bizarrement sous un front large vers l’extrême droite de l’artiste, mais c’est pour mieux voir, fasciner, dévoiler, repousser. Munch, Ibsen, Strindberg : ces hommes nous regardent non pas pour nous détruire, mais parce que nous sommes déjà détruits. Et jugés. Et morts, qui sait ? Mais pourtant bien vivants puisque, de la tombe où nous sommes, de ces salles de musée, nous aussi nous les regardons qui nous regardent. Et nous jouissons, ici-bas, de cet au-delà qui est en nous.
Ça ne rigole pas, ou alors jaune, mais ce jaune palliatif est aussi, à travers la solitude, l’angoisse, la mort, par elles et malgré elles, l’essence de la vie. Il se métamorphose alors sur ces chapeaux couleur citron que portent les paysannes qui discutent, dans les Dames sur le pont, une toile débutée en 1934 et achevée en 1940, quatre ans avant la mort de l’artiste à 80 ans. Ah, ces chapeaux sans visages, posés au-dessus de longues robes blanches tissées dans l’effacement de la gouache. Et celui-là, au premier plan, à ras de toile, couvrant une tête invisible et décapitée par le cadre, une tête qui, comme vous, comme moi, observe ce bouquet de femmes que sans doute elle rejoint. Les chapeaux font fleurir des émotions violentes et perpétuellement inédites, comme des tournesols de Van Gogh, mais leurs fleurs sont réduites au minimum de peinture possible, une fine couche de plaisir et de joie entre les lignes de fuite des champs, les petits hommes marron debout, nonchalants, solitaires, et, sur la droite, cette petite tache verte, jaune, bleue, ce perroquet amphibie qui ne représente rien d’autre qu’une émotion de plus.
L’état d’âme
Comment peindre une émotion ? Par exemple, la jalousie ? Munch est revenu plusieurs fois sur ce motif. Dans une lithographie de 1896, Jalousie II, un homme au premier plan, en gros plan, moustachu, engoncé, barbiche et menton pointue, fixe l’espace où se trouve le spectateur. Il a les yeux perdus et légèrement écarquillés, vidés par la passion noire qui l’anime. Il fait peur. Au second plan, debout, les amants. La femme est nue, ses cheveux entre blond et roux descendent jusqu’au sol et l’enveloppent. Chez Munch, la chevelure est un attribut sexuel de l’angoisse. Elle serpente autour de sa proie comme les algues autour de la Dame du Lac. C’est le «pavillon de ténèbres tendues» de Baudelaire. Les rousses, qui pourraient sortir d’une affiche Art Nouveau, sont ses maudites favorites, comme au Moyen Age où l’on en faisait des sorcières. Il leur arrive de tuer. Elles ont la chair pâle et rajeunie des vampires en tournée. Elles sont comme la Lucy métamorphosée par Dracula, dans le roman de Bram Stoker. Peu avant de mourir, devant son fiancé, elle «ouvrit la bouche, et ses gencives pâles, retirées à l’extrême, faisaient paraître ses dents plus longues et pointues qu’à l’ordinaire. Dans une espèce de demi-éveil somnambulique, elle ouvrit les yeux qui eurent sur le moment un regard à la fois dur et terne et murmura, d’une voix douce et voluptueuse […] : “Arthur, Oh, mon amour, je suis si contente que vous soyez venu, embrassez-moi !”» Arthur est aussitôt arraché à la vampire par le rationnel professeur Van Helsing. Munch peint un monde de désirs et de passions d’où Van Helsing est absent.
Le jaloux des tableaux a pour modèle un ami de Munch : l’artiste prend appui sur une chose vue, ou une personne connue, pour rejoindre, au-delà du symbole, l’état d’âme. Sur le costume noir, devant la poitrine, quelque chose d’un violet transparent flotte : soit méduse, soit nœud de vipères, soit, tout simplement, un cœur empoisonné dont on devine l’aorte. La forme est défaite et refaite par l’émotion. Dans les nombreux baisers qu’il a peints et dessinés, la forme : les visages se fondent, plus de bouches, plus de nez, plus rien sinon la surface peinte de la chair fondue par le désir et, pourquoi pas, la destruction mutuelle. Dans l’espace clos entre homme et femme, victimes et bourreaux échangent et confondent leurs rôles. C’est le tourbillon infernal du désir. Il n’y a jamais loin du lit au cimetière.
Le cimetière est partout. Il est dans la dernière soirée de Guermantes, celle du Temps retrouvé. Cette soirée a été peinte par Munch trente ans avant d’avoir été décrite par Proust. On retrouve l’équivalent nordique de ce beau monde dans Soirée sur l’avenue Karl Johan, un tableau de 1892. Proust avait 21 ans. Dans une avenue, des hommes en haut-de-forme et des femmes en chapeau font leur promenade du soir, comme aux Champs-Elysées. Ceux qui nous font face ont des yeux hypnotisés, les nez sans nez des momies : les revenants vont dîner en ville. En chemin ils nous tombent dessus, lentement et sûrement. C’est The Walking Dead, version fin de siècle ; mais l’effroi intérieur de ces notables, sanglés dans leur puritanisme, se substitue au grand guignol de la série télévisée. Chaque spectateur du tableau devient alors le narrateur de la Recherche, un narrateur vieilli, enterré, ressuscité par le sang frais de la peinture, et qui contemple à travers ces morts-vivants sa propre destinée, avec la double certitude d’être promis au tombeau et d’y avoir échappé.
(1) Tant de désir en si peu d’espace, l’art d’Edvard Munch, traduit du norvégien par Hélène Hervieux, Denoël, 2022, 270 pp.
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