par Erwan Cario publié le 7 octobre 2022
Ça fait quelque temps déjà qu’on a dépassé l’image du jeu vidéo comme une activité réservée aux enfants. Aujourd’hui, tout le monde joue. Pas forcément au dernier jeu sur console, mais au moins sur smartphone, sur tablette ou sur l’ordinateur du boulot. Mais si c’est admis et accepté pour une grande partie de la population, il reste une catégorie où cette pratique est couramment perçue comme surprenante : les personnes âgées. Une perception particulière qui interroge l’image des jeux vidéo, mais aussi celle du temps libre et des loisirs durant la retraite. Nous en avons discuté avec la sociologue Gabrielle Lavenir, dont c’est le sujet de recherches.
Quand on pense aux personnes âgées et aux jeux vidéo, on s’imagine tout de suite des animations collectives où elles jouent au bowling sur la Wii dans un Ehpad. Comment s’est installée cette représentation ?
Au début des années 2000, le thème des vieux et des jeux vidéo est quasi inexistant dans les médias. Il s’installe ensuite petit à petit, systématiquement traité sous l’angle de la santé et des bienfaits du jeu vidéo. Le traitement classique relève de l’âgisme bienveillant : «Oh ! c’est trop mignon !» ou «Oh ! cette personne n’est vraiment pas comme les autres personnes âgées qui, elles, sont vraiment vieilles et décaties !». Ça a l’air sympa, mais en fait on la renvoie à une catégorie qui est extrêmement dévaluée socialement et culturellement.
Quand on parle de femmes âgées qui font des jeux de combat ou des jeux d’aventure, et qu’on les appelle les «Mamies à la manette», on ne les prend pas au sérieux, on les regarde de manière surplombante, ce ne sont pas de vraies joueuses. J’ai eu l’occasion de passer du temps avec des personnes qui étaient l’objet de ces articles, et qui rencontraient de temps en temps des journalistes, et j’ai pu être témoin d’un dialogue très tendu. Parmi tous ces griefs, elles parlaient des traitements genre : «Les mamies contre Alzheimer» alors qu’elles ne jouaient pas du tout pour ça – personne n’avait la maladie d’Alzheimer – et que seules deux d’entre elles avaient des petits-enfants… Elles ne supportaient pas d’être rangées dans une catégorie décorative.
D’où vient cette idée reçue que les personnes âgées ne seraient pas des joueuses comme les autres ?
Parce qu’elles sont doublement déviantes : elles dévient de la représentation qu’on se fait des gens âgés, et elles ne correspondent pas du tout au stéréotype du gamer. Elles sont vraiment – car ce sont majoritairement des femmes qui jouent aux jeux vidéo après 60 ans – dans des espèces de limbes où dès qu’elles font un truc, c’est tout de suite ridicule, drôle, mignon ou surprenant. Du coup, leur réflexe, c’est de se cacher. Moi-même, j’ai découvert que pas mal de personnes que je connaissais directement jouaient. C’est une position tellement inconfortable qu’elles se cachent, et comme elles se cachent, on pense que les gens âgés ne jouent pas. C’est un cercle vicieux qui vient renforcer cette superposition de clichés.
Pourtant, la retraite, avec le temps libre qui va avec, c’est un peu l’âge idéal pour jouer, non ?
Je m’attendais vraiment à ce que les gens ayant le temps de jouer jouent beaucoup. J’ai ainsi une enquêtée qui joue depuis le milieu des années 90 après avoir offert un Zelda à son fils qu’elle a fini par récupérer. Elle a fait tous les Zelda depuis. Mais, à part elle, toutes les personnes que j’ai rencontrées étaient traversées d’une certaine angoisse autour de la gestion du temps. Il y a d’une part toutes les paniques morales, venues des années 90, autour du jeu vidéo : le jeu, ça rend violent, c’est addictif. A cela s’ajoute la peur liée aux écrans : il faudrait se détoxifier parce qu’on passerait trop de temps sur nos écrans. Ça génère une peur de se faire happer et donc un effort pour ne pas trop jouer, pour limiter le plaisir qu’on prend parce qu’il est suspect, coupable.
D’autre part, il y a des éléments qui sont spécifiques à la vieillesseet au temps. C’est très étudié et documenté, le temps des retraités est constamment surveillé, contrôlé et jugé par les gens autour d’eux. On les incite à bien utiliser leur temps en vieillissant, notamment pour bien prendre soin d’eux-mêmes et éviter de devenir un fardeau pour les autres. Avec une double injonction : prends soin de toi pour pas qu’on ait à le faire, avec cette idée que si on fait des efforts, on peut éviter d’être malade, ce qui est en soi très discutable, et, puisque tu as du temps, tu peux m’aider, tu peux t’occuper de tes petits-enfants, tu peux faire des travaux, des démarches administratives, ou garder le chien. Ce qui les pousse à s’empêcher de jouer même quand elles en ont le temps, ou les empêche tout simplement d’avoir le temps de jouer, car ce n’est jamais prioritaire par rapport à tout le reste.
Même quand on n’a officiellement plus d’autres obligations, on n’a donc toujours pas le droit de perdre son temps ?
Oui. Perdre son temps reste un problème. Le simple fait d’exister et de s’adonner à des activités de loisir qui ne sont pas identifiées culturellement comme très utiles n’est pas suffisant. Cette pression est intériorisée, ce discours vient pour beaucoup des enquêtés eux-mêmes.
On reste donc sur le procès en inutilité ?
Les retraités sont censés échapper au capitalisme car ils ne sont pas destinés à travailler. Les enfants, on les forme pour qu’ils puissent travailler et les adultes travaillent, ou doivent chercher à le faire. Mais, et c’est une tendance lourde, même à la retraite, il faut continuer à être productif. Or les jeux vidéo, c’est le type même d’une activité où on ne produit rien, c’est l’archétype du temps perdu, avalé par une activité qui n’a d’autre but que d’être agréable. Mais on peut aussi le discipliner en rendant les jeux vidéo utiles, avec des bienfaits supposés sur la santé. Il est passionnant de voir les individus être assez stratégiques pour se saisir des différents discours pour justifier leur pratique et se créer une petite niche où ils arrivent à jouer d’une manière légitime. J’adore Candy Crush, mais c’est bon pour mon cerveau, ça fait travailler mes neurones !
Le jeu vidéo devient donc un outil pour le «bien vieillir», un temps investi ?
Lors de mes enquêtes dans les Ehpad, j’ai pu voir quelle pratique était validée par les instances médicales et la puissance publique. Le jeu vidéo devient acceptable dans ce cadre, quand il se rapproche d’un dispositif médical. Les textes de politiques publiques, depuis le début des années 2010 reprennent énormément cette idée : on peut utiliser les technologies numériques, notamment les jeux vidéo, pour aider les gens à bien vieillir. Et c’est alimenté par une impressionnante littérature scientifique sur le jeu vidéo comme panacée pour les gens âgés. Dans cette littérature, on trouve beaucoup cette question : est-ce que les jeux vidéo aident pour les pathologies associées au vieillissement, comme l’équilibre, la mémoire, les réflexes, la motricité fine… Et quand on regarde de près, le consensus, c’est qu’il n’y a pas de résultat concluant, à part sur le fait qu’ils font baisser les symptômes de dépression. Tout ce qu’on sait donc de manière sûre et consensuelle, c’est que les jeux vidéo sont amusants, mais la plupart des bénéfices qu’on leur attribue sont très difficiles à prouver.
Les personnes âgées qui jouent, jouent-elles comme tout le monde ?
Les gens âgés jouent d’une manière particulière. Non pas parce qu’ils sont âgés physiologiquement, mais parce que socialement et culturellement, ils sont renvoyés à la catégorie «vieux», ce qui transforme l’accès même aux jeux vidéo. Un des points importants, c’est la question de la sociabilité. La plupart des gens commencent à jouer avec leurs pairs, des frères, des sœurs, des amis, souvent dans l’enfance ou l’adolescence. Il n’y a rien d’équivalent pour les gens âgés. La sociabilité, quand on sort de la vie professionnelle, change. Elle devient plus réduite. Et ça ne facilite pas l’accès à des endroits où on peut être nul, mais apprendre, ce qui est indispensable pour le jeu vidéo. Si vous voulez commencer à jouer à League of Legends seul dans votre coin, bon courage ! La sociabilité autour des techniques, c’est capital pour avoir accès aux espaces d’apprentissage.
Vous parlez aussi du jeu vidéo comme moment personnel…
Avant ma recherche, je m’attendais à trouver des gens qui jouent avec leurs petits-enfants, et je n’en ai pas trouvé du tout sur le terrain. Il y en a, bien sûr, mais on ne peut pas dire que c’est la motivation principale. La réalité, c’est qu’on joue pour soi avant tout. Pas pour faire plaisir, pas pour apprendre à jouer avec d’autres, pas parce que le médecin nous a suggéré que c’était bon. J’ai une enquêtée de 82 ans qui me raconte qu’elle s’installe la nuit dans son fauteuil pendant que les autres dorment, et qu’elle joue à des jeux de mots sur tablette ou smartphone, et pour elle, c’est son moment de paix. Elle m’explique aussi qu’elle se limite parce qu’elle se fait peur, parce qu’elle est tellement bien, sans avoir à s’occuper de quelqu’un d’autre, qu’elle le vit comme une addiction. Elle se force du coup à en sortir, à limiter sa pratique pour être sûre de ne pas trop tomber dedans. On y revient, le temps pour soi, c’est du temps coupable.
Dans les dix ou vingt ans à venir, c’est la génération qui a grandi avec les jeux vidéo qui va commencer à squatter les maisons de retraite. Est-ce ça va changer ces pratiques ?
Je pense que ça va beaucoup changer. La continuité est, en effet, un facteur prédictif très important des types d’activité qu’on aura lorsqu’on sera plus âgés. Lorsque arrive la retraite, on est bousculé parce qu’on perd notre identité sociale – notre accès à un certain nombre de lieux de sociabilité, nos collègues, mais c’est aussi un moment où, pour résister à l’enfermement dans la case «vieux», les gens ont tendance à beaucoup investir l’intégrité de leur personne. La continuité nous permet de garantir qu’on est toujours nous-mêmes. Etre vieux, ça devient vite une identité envahissante qui a tendance à effacer le reste et nous transforme socialement en stéréotype. Pour lutter contre ça, on a donc tendance à maintenir les identités qu’on avait avant. Les gens qui jouaient à 15 ans, s’ils n’ont pas décroché ensuite, continueront de jouer à 60 ans et plus. En tout cas, tant que les technologies disponibles pour jouer restent à peu près identiques.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire