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La bélénophobie : tel est le nom scientifique de la peur des piqûres. Mais pourquoi s’effrayer d’une petite aiguille en apparence si anodine ?
L’invention de l’aiguille
C’est aux chirurgiens français Charles Pravaz et anglais Alexander Wood que l’on doit l’invention de la seringue sous-cutanée munie d’une aiguille creuse, inspirée notamment des abeilles, au milieu du XIXe siècle. Le procédé permet d’administrer des médicaments d’une manière si remarquablement ingénieuse et efficace qu’il reste encore inégalé à ce jour, même si des laboratoires cherchent actuellement à inventer des piqûres sans aiguille. En effet, un défaut majeur de la seringue telle que nous la connaissons vient de la crainte que les piqûres inspirent, pas seulement chez les enfants comme on pourrait le croire, mais aussi chez certains adultes, comme est venue nous le rappeler la campagne de vaccination contre le coronavirus. Encore s’agissait-il de vaccinations à usage thérapeutique et non d’agressions, comme cela s’est produit ces dernières semaines en boîtes de nuit, sans que l’on puisse toujours identifier la nature du produit injecté ou les intentions des agresseurs.
La profondeur dans la peau
Mais que craint-on au juste quand on craint les piqûres ? Sans parler de la douleur physique qui est occasionnée, c’est sur le plan psychologique que plusieurs peurs se mêlent : celle de se voir administrer une substance à son insu (un sédatif, une drogue, une puce électronique, une maladie, etc.) mais aussi parfois celle de se voir prélever une partie de soi-même, notamment le sang. La piqûre rend perméable notre peau, elle trouble ce que nous tenons d’ordinaire pour une frontière étanche et impénétrable entre notre corps et l’extériorité, cette armure à la fois solide qui nous tient protégés à l’abri du monde et qui est en même temps si sensible et vulnérable. À cet égard, la piqûre est une intrusion insidieuse qui pénètre sans prévenir à l’intérieur de notre corps, de notre sang, dans ce qu’il y a de plus intime en nous-mêmes ou plus exactement de nous-mêmes, à travers ce qui est à la fois la couche la plus superficielle et pourtant la plus profonde de nous-mêmes – ce que le psychanalyste Didier Anzieu appelle le « Moi-peau ».
La douleur de l’aiguille est-elle dans le doigt ou dans l’âme ?
La peur des piqûres est aussi la peur des aiguilles. Or il existe un philosophe qui a pensé la piqûre : c’est Nicolas Malebranche (1638-1715), à l’occasion de sa réflexion sur les rapports que notre âme (ou notre esprit) entretient avec notre corps. C’est à la fois leur lien et leur distinction que l’expérience de la piqûre me fait éprouver, puisqu’il écrit dans De la Recherche de la vérité (1674) : « Je sens par exemple de la douleur lorsqu’une épine me pique le doigt : mais le trou qu’elle y fait n’est pas la douleur. Le trou est dans le doigt, on le conçoit clairement : et la douleur dans l’âme, car elle la sent vivement, et en est modifiée fort désagréablement. » Comment donc mon âme (immatérielle) peut-elle sentir un trou qui est fait dans mon corps bel et bien matériel ?
Entre incompréhension et angoisse
Le cas de la piqûre nous montre l’écart qui existe entre les phénomènes physiques qui surviennent et l’appréhension intellectuelle que nous pouvons en tirer, dans la mesure où ce que nous saisissons intellectuellement nous affecte très peu, tandis que nous ne comprenons pas ce qui nous affecte beaucoup. Et Malebranche de s’appuyer sur les exemples extrêmes d’un théorème mathématique et d’une piqûre d’une aiguille : notre esprit est tout à fait capable de voir la logique d’un théorème mathématique d’une manière claire mais faible et presque indifférente, tandis qu’au contraire, il ressentira avec une extrême vivacité la douleur provoquée par une aiguille qui capte toute son attention, à tel point qu’il ne pourra plus penser à autre chose qu’à sa souffrance...
Le symbole de l’aiguille
La pointe de l’aiguille symbolise ainsi, aux yeux de Malebranche, la soumission de notre âme à notre corps et la difficulté pour l’esprit de penser librement, en quoi il voit une conséquence du péché originel. Mais sans aller jusque là, on comprend que c’est la finesse de l’aiguille qui en fait paradoxalement l’instrument de toutes les angoisses, qui laissent notre maîtrise intellectuelle bien démunie face à elle. Et quand on entend parler de piqûres sauvages pouvant survenir n’importe où n’importe quand, il devient alors tout à fait rationnel d’éprouver de la crainte.
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