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samedi 7 mai 2022

Je parle donc je suis “Du coup”, pourquoi avons-nous des tics de langage ?

Clara Degiovanni publié le  

© Anton Vierietin/iStockphoto

« En fait », « c’est sympa », « en vrai », « genre », « enfin », « bon », « bref », « je dis ça, je dis rien » Nous avons tous nos tics de langage. Il y a ceux que nous prononçons sans nous en rendre compte, ceux dont nous finissons par prendre conscience, et ceux qui, souvent, nous agacent par-dessus tout : les tics des autres ! Si elles ont tendance à nous exaspérer, ces mimiques ne sont pas si anodines qu’elles en ont l’air. Elles signifient quelque chose de notre manière d’être et de parler, et font passer – plus ou moins volontairement – un message.

D’où viennent ces petites manies ? Qu’est-ce qui nous pousse à répéter un même mot, parfois plusieurs fois par phrase, au point de le vider totalement de son sens initial ? Quelques grands penseurs nous éclairent sur les affects et les désirs qui se cachent derrière nos tics de langage.

  • Parce qu’on est mal à l’aise. Répéter trop de fois une même expression peut venir d’un sentiment d’embarras. Pour le sociologue Pierre Bourdieu, nous sommes parfois victimes d’une « forme d’insécurité en matière de langue ». Les tics de langage fonctionnent alors comme des pansements. Ils nous donnent une contenance, en comblant les vides entre nos phrases. La répétition d’un même connecteur logique comme « du coup » (qui en quelques années s’est imposé partout dans nos conversations) alors même que l’on ne cherche pas forcément à exprimer un rapport de conséquence et encore moins d’immédiateté [soit son sens initial], renvoie parfois à cette anxiété langagière. Dans les occasions officielles, ces tics de langage liés à la gêne et à la peur des blancs dans la conversation risquent de s’accentuer. Par exemple, répéter régulièrement « n’est-ce pas ? » – ou sa forme encore plus châtiée « n’est-il pas ? » – permet de vérifier que l’auditoire acquiesce notre discours, tout en gagnant du temps pour réfléchir à ce que l’on va dire. Ce genre de tic renvoie à ce que Bourdieu appelle de « l’hypercorrection ». On souhaite tellement parler correctement que l’on finit par faire des fautes ou se répéter. Les mimiques ponctuant nos discours révèlent ainsi une forme « d’aisance forcée ». Elles nous donnent une identité d’emprunt, mais manquent souvent de naturel et de fluidité.
  • Pour créer un sentiment d’appartenance. Le tic de langage de Jean-Paul Sartre ? « Mais ça ne fait rien ! » Enfant, le philosophe avait pour habitude de répéter régulièrement cette expression, même lorsqu’elle n’était pas franchement appropriée. « Je terminai mes phrases, au moins une fois sur dix, par ces mots prononcés avec une résignation ironique: “Mais ça ne fait rien” », raconte-t-il dans Les Mots (1964)son récit autobiographique. Pour le jeune « Poulou », ce type d’expression est une manière de révéler la complicité qu’il entretient avec sa mère. S’il répète sans cesse « ça ne fait rien », ce n’est pas par mimétisme inconscient, mais parce qu’il veut créer une forme de communauté avec elle. Tous deux partagent ainsi un ensemble de « mythes », de « tics de langages » et de « plaisanteries rituelles »qui leur sont propres et caractérisent spécifiquement leur relation mère-fils. C’est une logique que l’on retrouve dans toutes les familles, dans les groupes d’amis et même dans la vie professionnelle. À force de se côtoyer, les individus finissent par parler une langue ponctuée de références communes. C’est également le principe de la « private joke », la blague d’initiés. Comme certaines plaisanteries, les tics de langage partagés enrichissent un univers verbal commun et permettent de faire la différence entre « eux » et « nous ».
  • Par manque de vocabulaire. Les tics de langage sont des paroles vides. Ils ne veulent rien dire, mais contribuent à uniformiser notre discours. Lorsqu’on répète à tout bout de champ qu’une activité est « cool » ou « sympa », on passe à côté du caractère toujours unique du plaisir que nous a procuré cette expérience. De même, si tout est « extra », plus rien ne l’est : l’extraordinaire tombe dans la banalité. L’usage des tics de langage participe de ce qu’Henri Bergson appelle « l’aspect impersonnel du langage ». Le tic, en tant que mot répété à l’infini, « emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité ». Certaines expressions finissent alors par affaiblir, voire annuler la richesse et la diversité du réel. Elles appauvrissent non seulement notre langue, mais aussi nos émotions. Le tic, en tant qu’étiquette plate et sans saveur posée sur le monde « écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle » explique Bergson. Selon le philosophe, il faut tenter de lutter contre ce recouvrement du réel en « s’exprimant avec des mots précis ». En finir, donc, avec l’idée que tout est uniformément « sympa », « cool » ou « intéressant ».
  • Pour le plaisir de papoter plus longtemps. Vos tics de langage ont tendance à s’accentuer quand vous parlez à votre voisin ? C’est tout à fait normal, selon le linguiste Roman Jakobson« Eh bien », « voilà, voilà », « hé oui » sont autant de petits mots et expressions qui ne veulent rien dire, mais qui ont pour fonction de maintenir la conversation. C’est ce que Jakobson appelle « la fonction phatique du langage ». Lorsque vous prononcez ces « formules ritualisées » en compagnie de votre voisin, vous ne cherchez pas à lui délivrer une information, mais simplement à lui montrer que vous êtes poli et disposé à discuter avec lui. Cet « effort en vue d’établir et de maintenir la communication est typique du langage des oiseaux »,explique le linguiste russo-américain. Nos tics de langage sont comme des « cui-cui » qui invitent autrui à « prêter l’oreille » Cette manière de communiquer est aussi « la première fonction verbale à être acquise par les enfants », explique Jakobson. « Car chez ceux-ci, la tendance à communiquer précède la capacité d’émettre ou de recevoir des messages porteurs d’information. » L’enfant qui babille (ou le voisin qui accumule les formules de politesse) a envie de discuter, même s’il n’a rien de précis à dire. Si ces tics de langage ne donnent pas d’information, ils ont le mérite de montrer que nous sommes volontaires et prêts à entamer ou à poursuivre la discussion. Et toc !


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