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vendredi 6 mai 2022

Dans les établissements pour travailleurs handicapés, «il y a une forme de maltraitance, des injonctions à produire plus»

par Elsa Maudet  publié le 3 mai 2022

Dans son livre-enquête «Handicap à vendre», le journaliste Thibault Petit décrit les dérives des Esat censés protéger des personnes jugées inaptes au monde de l’entreprise, mais qui leur imposent des cadences et une pression semblables, pour une rémunération dérisoire.

Lorsqu’il était étudiant en école de journalisme, Thibault Petit a fait comme une palanquée de jeunes reporters avant lui : il a réalisé un reportage dans un Etablissement et service d’aide par le travail (Esat), ces institutions qui emploient des personnes handicapées considérées comme inaptes au milieu ordinaire. Il y a découvert des individus motivés, capables d’avaler plusieurs heures de travail quotidiennes, et, comme tant d’autres avant – et après – lui, il a trouvé ça super qu’on leur tende la main comme ça. Super de voir ces individus généralement placés en marge de la société se lever le matin, repasser des blouses ou planter des fleurs, bref avoir une vie comme il convient d’en avoir : rythmée par un boulot.

Puis Thibault Petit est retourné en Esat. Dans plein d’Esat, partout en France. Et a remisé son regard paternaliste au placard. Ce qu’il a découvert, il le raconte dans Handicap à vendre, un livre éclairant et joliment écrit sur les dérives de ces structures, où l’on exige de personnes rémunérées en moyenne 800 euros par mois une productivité proche de celle de salariés. Ce que ne sont pas les «usagers» d’Esat, comme il convient de les appeler, qui dépendent du Code de l’action sociale et des familles et non du Code du travail et sont donc payés sous le salaire minimum, n’ont pas le droit de se syndiquer ni de faire grève ou de saisir l’inspection du travail.

Le journaliste a enquêté durant six ans et recueilli la parole de nombreux travailleurs handicapés, directeurs d’établissements et autres parties prenantes de ce système. Il y a Sophie, dont la période d’essai n’a pas été validée, au bout de huit mois, car elle ne carburait pas assez, elle qui n’a aucune notion du temps. Robin et Sébastien, qui se sont vus prélever des journées de salaire pour s’être absentés pour les obsèques de leur grand-père. Ou Emilien, qui a fini en dépression parce qu’on lui interdisait toute prise d’initiative.

Et tous ces «usagers» de plus en plus qualifiés, parfois équipés d’un bac + 2 ou 3, bien utiles pour tenir les cadences mais qui prennent la place des personnes plus lourdement handicapées, à qui les Esat sont originellement destinés. «A la base, ces établissements ont été créés par des parents d’enfants handicapés. Aujourd’hui, ce sont des établissements pour les gens incasables dans le milieu ordinaire», écrit Thibault Petit. Face aux dérives, des associations de défense des personnes handicapées détournent le regard, car ce sont elles aussi qui gèrent les structures. Et leurs marchés.

En théorie, les Esat sont censés être des structures de travail «protégé», dédiées aux personnes ayant des capacités limitées. Dans les faits, à quoi ça ressemble ?

Il y a un discours très économique, qui est éloigné de la mission originelle de ces établissements. Historiquement, l’Esat fait essentiellement des tâches à faible valeur ajoutée, c’est-à-dire du conditionnement de produits et de la sous-traitance industrielle. Avec la mondialisation, ces ateliers sont partis en Asie du Sud-Est. Pour continuer à vivre, les Esat ont dû ouvrir de nouveaux ateliers, parmi lesquels la blanchisserie, la restauration et les espaces verts. Trois ateliers assez rentables et où il y a des impératifs assez forts de productivité. Pour ça, on a fait venir des directeurs qui sont issus non pas du médico-social [comme c’était le cas avant, ndlr], mais qui ont une école de commerce sur leur CV. Les directeurs disent «on travaille quasiment comme dans le milieu ordinaire», c’est un argument très fort.

L’Esat n’hésite pas à baisser au minimum la rémunération de ses travailleurs handicapés, puisque, qu’il verse 5% du smic ou 15% [la fourchette légale], ça ne change rien pour le travailleur handicapé, l’Etat complète. Par contre, ça permet à l’Esat de baisser ses charges, d’être plus compétitif, d’obtenir des marchés et de concurrencer des entreprises classiques. Un directeur m’a dit qu’il arrivait à «taper des croupions» à de gros blanchisseurs, ça veut dire qu’il arrive à prendre des parts de marché à des entreprises du milieu ordinaire parce qu’il a des travailleurs très capables et des charges plus faibles.

Comment ces impératifs de productivité se traduisent-ils sur les conditions de travail ?

Il y a une forme de maltraitance morale et orale, des injonctions à aller plus vite, à produire plus. Certains établissements vont chercher les travailleurs handicapés quand ils prennent trop de pauses ou trop de temps aux toilettes. Il y a des périodes d’essai pas reconduites, parce qu’on estime que la personne handicapée n’est pas adaptée – en fait, pas adaptée à une cadence assez élevée – alors que c’est le poste qui est censé s’adapter à elle et pas l’inverse.

Ça peut aussi se traduire de manière beaucoup plus insidieuse, au niveau du recrutement. Dans les Esat, il y a des listes d’attente énormes : deux, trois, quatre ans parfois. Donc certains directeurs choisissent les profils de travailleurs handicapés qui sont les plus à même de répondre aux exigences de leurs ateliers. C’est une forme de sélection à l’entrée alors que les personnes handicapées ne sont pas «recrutées» par les Esat mais «orientées» par les Maisons départementales des personnes handicapées.

En quoi les profils des travailleurs d’Esat ont-ils changé ?

En 2005, la France a reconnu le handicap psychique : les troubles bipolaires, schizophrènes, les tocs… Ça a mené à l’intégration en Esat de personnes qui ont été déclarées malades à l’âge adulte et ont eu un cursus classique avant, qui n’ont pas de déficiences mentales et qui ont des capacités productives nettement supérieures à la population originelle de ces établissements. Il y a aussi des personnes qui ont une espèce de «handicap social», un terme qui n’a pas de reconnaissance officielle. Ce sont des gens qui ont des parcours de vie un peu cassés, ont pu avoir des problèmes avec la drogue, l’alcool, être marginaux, chômeurs de longue durée… Et ce sont aussi beaucoup de gens qui ont pété un plomb dans le milieu ordinaire, fait des burn-out, des dépressions. Ils sont de plus en plus orientés vers les Esat. Avec cette population, vous pouvez avoir des tâches plus exigeantes, plus dures, aller vers davantage de production.

Les travailleurs ayant les handicaps les plus lourds sont-ils voués à disparaître des Esat ?

C’est une très bonne question à laquelle je n’ai pas de réponse. On se rend compte en tout cas qu’il y a moins de déficients mentaux lourds dans les Esat qu’avant. Les trisomiques, considérés comme moins productifs, ont quasiment disparu. Et puis les travailleurs vieillissants, pour lesquels l’invalidité s’aggrave au fil des années, sont parfois poussés vers la sortie parce que l’Esat ne peut plus se permettre de «faire du social», ce qui est quand même assez curieux.

Les Esat dépendant beaucoup de subventions publiques, pourquoi y a-t-il une telle attente de productivité ?

Les directeurs disent que c’est l’Etat qui les oblige à s’orienter davantage vers la production parce que la loi de 2005 leur a imposé de faire des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens, ce qui les contraint à voir loin et à définir des objectifs pour obtenir des subventions. Je pense que c’est multifactoriel. Il y a aussi une espèce de mérite personnel et même collectif des grosses associations gestionnaires et des directeurs d’établissements de se dire «on arrive à faire des Esat des entreprises quasiment comme les autres». C’est pernicieux, parce que les personnes handicapées n’ont pas les droits de salariés classiques.

Quelle responsabilité portent les associations gestionnaires dans ce système ?

On est dans un cercle assez fermé où les gestionnaires sont aussi les gens qui représentent les personnes handicapées. Plein de travailleurs handicapés m’ont dit «quand on a un problème dans notre Esat, on n’a personne vers qui se tourner puisque les personnes censées nous défendre sont aussi celles qui nous emploient». Je ne comprends pas que les associations gestionnaires, censées défendre les personnes handicapées, ne poussent pas plus pour qu’on sorte de ce statut d’usager.


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