Par Julie Zaugg (Le Temps) Publié le 03 mai 2022
Le nombre d’autistes a crû de façon spectaculaire, surtout parmi les adultes et les femmes, selon une récente étude britannique. Cette augmentation serait essentiellement due à un élargissement de la définition de ce trouble du développement. Témoignages.
C’est la thérapeute du langage qui a remarqué que quelque chose clochait. « Elle venait régulièrement chez nous pour aider mon fils autiste à apprendre à parler, raconte Billie Cochrane, une jeune femme écossaise de 30 ans. Mais je n’arrivais pas à suivre ses instructions. » La spécialiste lui disait de prendre un ton de voix expressif ou de faire de grands gestes animés pour encourager son fils. « Ce n’était pas du tout naturel pour moi, se remémore-t-elle. J’ai fini par demander à ma sœur de m’envoyer des messages vocaux, que j’imitais. »
Un jour, la thérapeute lui a proposé de voir un médecin. Celui-ci a posé le diagnostic de troubles du spectre de l’autisme de niveau 1, leur forme la plus bénigne. Loin d’être surprise, l’Ecossaise a ressenti un immense soulagement. « J’ai enfin compris pourquoi je suis comme je suis, glisse-t-elle. Enfant, je ne supportais pas les interruptions de routine. Je m’inventais des devoirs durant les vacances d’été, puis je m’effondrais en pleurs juste avant la rentrée. »
Billie Cochrane fait partie d’une cohorte grandissante de femmes et d’adultes reconnus comme autistes, alors que le trouble était autrefois considéré comme un phénomène essentiellement masculin découvert durant l’enfance. « L’incidence de l’autisme a crû de 787 % au Royaume-Uni entre 1998 et 2018, passant de 3072 à 65 655 nouveaux cas par an, indique Ginny Russell, une chercheuse de l’université d’Exeter, qui a participé à une étude sur le sujet publiée en août 2021. La hausse était la plus marquée chez les femmes et les adultes. »
« Le grand public mieux renseigné »
Cette tendance se vérifie hors du Royaume-Uni. Aux Etats-Unis, la prévalence de l’autisme est passée de 1 enfant sur 150 à 1 enfant sur 44 entre 2000 et 2018. Cette augmentation est principalement due à une meilleure connaissance de la maladie. « Les médecins généralistes y sont davantage sensibilisés et la reconnaissent donc plus souvent, dit Ginny Russel. Grâce au militantisme d’associations de défense des autistes et aux nombreux articles de presse parus sur le sujet, le grand public est lui aussi mieux renseigné. En cas de doute, les parents n’hésitent plus à réclamer une évaluation de leur enfant. » Au Royaume-Uni, plusieurs personnalités, dont la présentatrice de télévision Melanie Sykes et la mannequin Christine McGuinness, ont récemment évoqué publiquement leur autisme, découvert à l’âge adulte.
A cela s’est ajoutée une évolution de la définition même de l’autisme, qui a été considérablement élargie. La cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux(DSM) parue en 2013 a en effet remplacé l’appellation « troubles envahissants du développement », comprenant notamment l’autisme et le syndrome d’Asperger, par une nouvelle catégorie appelée « troubles du spectre de l’autisme » comprenant quatre sous-divisions allant du plus au moins grave.
Dans les faits, cela a abouti à abaisser le seuil de diagnostic de l’autisme. « On inclut désormais dans cette catégorie des personnes qui fonctionnent en société, réussissent à l’école et n’ont pas de troubles du langage, détaille Hannah Belcher, une spécialiste de l’autisme à l’université King’s College de Londres, qui a elle-même été diagnostiquée à l’âge de 23 ans. Leur autisme s’exprimera d’autres façons, par exemple par de l’anxiété sociale ou une grande sensitivité sensorielle. »
« Un lien avec l’exposition aux pesticides »
Marie Schaer, professeure assistante au département de psychiatrie de l’université de Genève et experte dans le domaine, pense que la hausse des cas enregistrée ces dernières années comporte aussi une part d’augmentation réelle. « Les couples font des enfants de plus en plus tard, et cela accroît le risque de mutations génétiques chez l’enfant et donc d’autisme, explique-t-elle. Plusieurs études ont en outre montré un lien entre l’exposition aux pesticides et ce trouble du développement. »
Le besoin de rattrapage était particulièrement marqué chez les femmes, traditionnellement sous-diagnostiquées. Les critères utilisés jusqu’ici étaient fondés sur des études cliniques réalisées sur des hommes. Or, on sait aujourd’hui que l’autisme s’exprime légèrement différemment chez les femmes. Elles ont moins de comportements obsessionnels ou répétitifs, un meilleur développement cognitif et des symptômes moins intenses. « Elles sont plus douées aussi pour dissimuler leur autisme, car elles sont conditionnées socialement à s’intégrer », note Hannah Belcher.
Sophia Grech correspond à ce profil : « En grandissant, j’ai développé une série de stratégies pour masquer mes différences », raconte cette chanteuse d’opéra diagnostiquée autiste à l’âge de 45 ans. Elle n’a pas su lire l’heure jusqu’à l’âge de 12 ans et la musique jusqu’à 15 ans, malgré une formation au Royal College of Music, l’un des conservatoires les plus prestigieux du pays. Mais elle est toujours parvenue à donner le change, grâce à son talent d’imitation. Plus tard, elle a appris à porter un pantalon de pyjama sous ses costumes de scène pour éviter l’intense sensation de démangeaison que lui procurent la plupart des tissus, ou à transposer les instructions du metteur en scène – qu’elle peinait à comprendre – sous la forme de diagrammes remplis de couleurs.
Le diagnostic a finalement été posé : « Les pièces manquantes du puzzle se sont mises en place, se remémore-t-elle. Toute ma vie, je m’étais sentie différente des autres et j’avais de la peine à accomplir les gestes simples qui leur venaient naturellement. Je savais enfin pourquoi. Cela m’a procuré une certaine paix intérieure. »
« Ne pas savoir engendre beaucoup de souffrance »
Se faire diagnostiquer représente une étape cruciale dans le parcours des autistes, confirme Hannah Belcher. « Ne pas savoir engendre beaucoup de souffrance et empêche d’accéder aux prestations de soutien fournies par l’Etat », dit-elle, rappelant que le risque de suicide est beaucoup plus élevé chez les autistes.
A l’orée de la vingtaine, Billie Cochrane a vécu une rapide descente aux enfers, faite d’automutilation et de consommation de drogue, qui a débouché sur un internement psychiatrique et un diagnostic de trouble de personnalité limite. Elle pense que tout cela aurait pu être évité si elle avait su plus tôt qu’elle était autiste. « J’ai aujourd’hui arrêté de boire, déménagé en banlieue et quitté mon travail pour retourner à l’université, livre-t-elle. J’ai trouvé un équilibre, fondé sur un rythme de vie plus lent. »
Certains chercheurs craignent néanmoins que l’élargissement de la définition de l’autisme ne débouche sur un surdiagnostic. « On a tellement dilué le concept de l’autisme qu’il ne veut plus rien dire, juge Uta Frith, chercheuse à l’Institut des neurosciences cognitives de l’University College de Londres. Il recouvre désormais des réalités si différentes les unes des autres qu’il ne peut plus servir de base pour prescrire un traitement ou pour étudier les causes de la maladie. »
Cela s’est fait au détriment des cas les plus graves, dénonce Ginny Russell. « Ceux qui ont une vraie infirmité et ont besoin d’aide pour s’habiller, se nourrir ou apprendre à parler risquent de ne plus avoir accès à ces services si ceux-ci sont accaparés par d’autres personnes avec un autisme plus léger », s’inquiète-t-elle. Elle pense que, dans certains cas, il vaudrait mieux traiter les comportements problématiques – des troubles du sommeil ou de l’alimentation, par exemple – sans leur accoler l’étiquette d’autisme.
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