par Thibaut Sardier publié le 10 novembre 2021
C’est le genre de petites bêtes qui n’ont longtemps intéressé que les pêcheurs en quête d’un bel appât. Et qui ont même franchement dégoûté tous ceux qui voyaient plus le côté «un peu gluant» que l’aspect «appétissant», comme dirait Simba dans le Roi lion. C’en est trop : les vers de terre ne peuvent plus être méprisés. Cessons de réserver notre admiration aux chiens et aux chats, aux lions et aux tigres, aux baleines et aux pandas. Il est temps de célébrer ces petits êtres qui vivent par milliers sous nos pieds quand ils ne sont pas tués par nos pesticides. Ils servent de nourriture aux oiseaux dont de nombreuses espèces voient leur population baisser, aèrent la terre en creusant leurs galeries et fertilisent les sols en digérant l’humus et les végétaux morts. Oubliez les charrues et les engrais, les vers de terre sont là !
Jardinier de formation, puis directeur de recherches ayant notamment travaillé à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra, devenu Inrae), Marcel Bouché a passé sa carrière à étudier les vers de terre, qu’il nomme également «lombriciens». Il leur a consacré des ouvrages fondamentaux, comme Lombriciens de France (1972, Inra) ou Des vers de terre et des hommes (Actes Sud, 2014). Il appelle à approfondir l’étude de ces animaux longtemps négligés par les sciences de la matière, car ils sont essentiels pour mieux comprendre le fonctionnement de nos écosystèmes.
Pourquoi est-il si difficile d’observer des vers de terre ?
Parce qu’ils sont peu visibles, et difficilement accessibles, au point que l’on a longtemps cru qu’il n’y avait qu’une espèce de ver de terre, Lumbricus terrestris. Il y en a, en fait, plusieurs centaines, voire plusieurs milliers. Les lombriciens sont la première masse animale cohabitant avec l’humain. En moyenne, on compte en France 1 200 kilos de lombriciens à l’hectare. Cela pèse ! Il existe aussi différents types de vers de terre : ceux qui vivent à la surface du sol sont les «épigés», ceux qui fuient la lumière et vivent principalement en profondeur sont les «endogés». Les plus fréquents sous nos latitudes (environ 80 %) sont les «anéciques» : du crépuscule à l’aube, ils se nourrissent à la surface du sol. Le jour, ils descendent dans les galeries verticales qu’ils ont creusées, souvent sur un à deux mètres de profondeur. Mais ils sont capables de descendre jusqu’à six mètres. Autrement dit, pour les trouver, il faut savoir bêcher ! Il peut donc être difficile de mesurer l’ampleur de leur présence, ce que j’ai fait dans mes travaux.
Est-ce faire injure au ver de terre de dire que c’est avant tout un «estomac» ?
Les actions digestives des lombriciens – qui ne sont pas le seul fait de leur tube digestif – sont un élément important. Ils ingèrent des matières diverses : sol minéral, litière, humus ou encore micro-organismes. Ils les digèrent en les broyant et par l’action d’enzymes contenues dans leur système digestif. Ensuite, ils fertilisent le sol en y renvoyant de grandes quantités de matière sous forme de crottes ou de mucus dans lesquels les racines des végétaux peuvent venir «puiser». D’après mes observations, un kilogramme de vers de terre anéciques peut faire transiter 221 kilos de sol en une année. Parmi les matières qui sont ainsi rendues disponibles pour les plantes, il y a l’azote. Les vers de terre en fournissent 2,5 fois plus que ce qu’épandent les agriculteurs conventionnels dans leurs champs… si bien que les plantes courent littéralement derrière les vers de terre ! Avec leurs racines, elles tapissent leurs galeries pour mieux capter les éléments nutritifs qui s’y trouvent. De même, elles entourent aussi les vers de terre lorsqu’ils entrent, à la fin du printemps, dans une période de léthargie appelée «diapause» : à cette époque de l’année, les plantes poussent et laissent peu de matière au sol dont les vers de terre pourraient se nourrir, c’est pourquoi ils se mettent en repos.
On pourrait dire, comme Aristote, que «les vers de terre sont les intestins de la Terre». Mais attention à cette formule, qui pourrait nous amener à réduire ces animaux à leur seule action chimique «digestive». Or, ils rendent d’autres «services». Par exemple, ils constituent une nourriture prisée des oiseaux. Surtout, les galeries verticales des anéciques leur permettent de rejoindre une zone du sol qui avoisine les 12 °C, température permettant un bon fonctionnement de leur métabolisme. Cette action physique déplace la terre et l’aère : c’est le labourage des lombriciens.
Vous écrivez pourtant que «le labour des lombriciens a cessé d’être».
En agriculture céréalière conventionnelle, on laboure les champs en profondeur, on herse, on désherbe avec des produits phytosanitaires… En faisant cela, on détruit l’habitat des vers de terre. La monoculture les prive de la nourriture diversifiée dont ils ont besoin : j’ai moi-même tenté de nourrir des lombriciens exclusivement avec de la luzerne, ce qui s’est soldé par une baisse de population. L’agriculture intensive fait donc disparaître les vers de terre : dans les champs en monoculture intensive, on n’en compte que 55 kilos par hectare, loin des 1 200 kilos de la moyenne nationale. Les sols perdent ainsi une grande partie de leur matière organique. Cela nécessite de les remplacer par des fertilisants chimiques minéraux. Par ailleurs, les sols sont plus exposés au risque d’érosion par la pluie ou le vent.
Vous êtes l’un des rares à avoir autant travaillé sur les vers de terre, mais vous avez tout de même un glorieux prédécesseur : Darwin. Qu’a-t-il observé ?
Fin 1831, Charles Darwin part pour un voyage autour de la Terre. Il en revient en octobre 1836 avec une masse immense de données. Pourtant, à son retour, il se concentre sur la préparation d’une communication sur… les vers de terre ! Il s’y intéressera toute sa vie, et publiera en 1882, peu avant sa mort, un livre important sur le sujet. Il réalise de nombreuses observations avec son jardinier dans son domaine, notamment pour mieux comprendre leur action digestive. Il observe les crottes qu’ils laissent en surface, ainsi que les galeries qu’ils creusent. C’est à ma connaissance la seule étude sur le terrain tangible de l’activité des vers de terre réalisée durant tout le XIXe siècle, avec une volonté de mesurer et de quantifier : «Les vers de terre ont joué dans l’histoire du globe un rôle plus important que ne le supposeraient au premier abord la plupart des personnes. […]. Dans beaucoup de parties de l’Angleterre, plus de dix tonnes de terre sèche passent chaque année par leurs corps et sont apportées à la surface de chaque acre de superficie», écrit-il. Darwin avait donc vu scientifiquement l’activité de laboureur des lombriciens, à partir de ce qu’il observait à la surface du sol. Ce qu’il n’a pas pu observer, c’est ce qu’il se passait dans le sol. Rien n’a été fait après lui.
Comment l’expliquez-vous ?
Darwin nous donne la réponse en évoquant les réactions de ses contemporains. Il insiste sur leur incapacité à comprendre que de petits phénomènes qui se produisent sous nos yeux, en s’accumulant dans le temps, ont des effets considérables. Il écrit que d’après l’un de ses collègues scientifiques, les lombriciens «seraient incapables de fournir un aussi grand travail […] considérant leur faiblesse et leur dimension». On retrouve ce regard teinté de mépris dans les propos de l’anatomiste et zoologue Georges Cuvier, qui les décrit comme «des animaux que l’on foule aux pieds tous les jours». Cette attitude est une constante de l’humanité, du Néolithique jusqu’à aujourd’hui. Pour les humains, le ver de terre n’existe pas, sauf pour la pêche où il fait un excellent appât.
Omniprésent mais négligé, notamment par les scientifiques. Paradoxal !
Ce n’est pas un paradoxe, mais plutôt la conséquence de la façon dont se sont organisées les sciences de la matière, à savoir la physique, la chimie et la biologie. Lorsque vous pratiquez l’écologie – c’est-à-dire la science globale qui étudie les relations des organismes avec leur milieu extérieur environnant –, vous avez besoin de mobiliser conjointement ces trois disciplines. Cela ne se fait actuellement jamais. Pour donner quelques exemples, dans une forêt, une prairie ou un champ, la biologie permet d’étudier la vie d’animaux comme les vers de terre, la physique peut s’intéresser à la façon dont les eaux de pluie percolent dans un sol aéré par les galeries qui y ont été creusées, et la chimie étudie comment la décomposition des végétaux permet de restituer des éléments utiles à la croissance des plantes, comme l’azote. Le problème, c’est que ces sciences ne se sont jamais vraiment unies pour permettre une étude précise des écosystèmes. Mais en plus, elles ont eu tendance à extrapoler certains travaux réalisés en laboratoire à l’ensemble des milieux naturels du globe. Aussi, on ne sait toujours pas précisément ce qui se passe dans les champs. Mon travail a justement consisté à élaborer des techniques permettant d’observer le réel, et à voir comment les vers de terre participaient à la fertilisation des sols, au fonctionnement des écosystèmes. Mais beaucoup reste encore à faire : le ver de terre, première masse animale avec laquelle nous vivons, est un révélateur de notre ignorance. Bien sûr, de nombreux travaux sont aujourd’hui menés en matière d’étude des sols. Ils décrivent les interactions entre végétaux par les racines, ou encore le rôle du mycélium et de certains champignons dans les écosystèmes. Mais ces petites études spécialisées sont trop partielles pour élaborer une grande synthèse sur le fonctionnement précis de nos écosystèmes, et pour cerner la place centrale qu’y tiennent les lombriciens.
Entre le développement de l’agriculture paysanne qui compte sur la fertilisation naturelle des sols et le succès des lombricomposteurs qui utilisent les vers de terre pour recycler nos épluchures, ne diriez-vous pas que les vers de terre font désormais l’objet d’un intérêt plus soutenu ?
Il y a, en effet, un début de prise de conscience. Il tient surtout à des défenseurs de l’agro-écologie qui se sont aperçus que les labours en profondeurs ou l’emploi de pesticides et de fertilisants chimiques abîment leurs sols. Puisque les sciences de la matièren’ont pas par leur division l’aptitude suffisante pour comprendre le fonctionnement des écosystèmes, les agro-écologues développent empiriquement des techniques de permaculture, de biodynamie, etc. qui s’opposent à l’emploi aveugle des agro-techniques de l’agriculture dominante. Les agro-biologistes font ainsi des tentatives de restauration des sols. L’un d’eux a réussi à créer des apports de matière organique diversifiés qui restructurent temporairement le sol, le temps que les peuplements de vers de terre se restaurent. Trois ans plus tard, la population de vers de terre a pu reprendre sa fonction de labourage. Ce sont eux qui permettent de retrouver progressivement un fonctionnement optimal des agro-écosystèmes.
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