Le mois dernier, Philomag s’est rendu à une projection du film Le Stratège (Moneyball, Bennett Miller, 2011) au cinéma Grand Action, à Paris. Basé sur l’histoire vraie de Billy Beane, le directeur général de l’équipe de baseball de Major League d’Oakland, le film raconte comment pour la première fois, au début des années 2000, un manager sportif a eu l’idée de s’appuyer uniquement sur les statistiques de joueurs boudés par le circuit mais dont les chiffres révèlent des compétences largement sous-exploitées, afin de mettre sur pied à peu de frais une équipe imbattable. La projection était suivie d’une « discussion mathématique » avec le lauréat 2010 de la médaille Fields et député Cédric Villani. Nous l’avons rencontré, et lui avons posé cinq questions.
Dans le film Le Stratège de Bennett Miller (2011), le directeur sportif d’une équipe en difficulté étudie scrupuleusement les statistiques des joueurs de baseball pour recruter les meilleurs. Peut-on y voir un écho cinématographique avec vos travaux sur la théorie optimale du transport ?
Cédric Villani : C’est vrai, il y a, dans Le Stratège – très bon film par ailleurs – un esprit qui s’en approche un peu. Deux principes forts résonnent avec ma carrière de mathématicien. Premièrement, c’est le fait d’utiliser des statistiques pour quantifier un phénomène et faire des prédictions en allant à l’essentiel. L’autre aspect, c’est la recherche de l’optimisation des performances. Même si ce n’est pas en lien direct avec la théorie du transport optimal, l’intrigue s’inscrit dans le champ de l’optimisation et de la recherche opérationnelle, où il y a un espace des possibles et où l’on cherche à trouver comment remplacer, conjurer ou compenser telle ou telle faiblesse. C’est quelque chose qui relève de l’optimisation. On cherche la meilleure solution selon une déclinaison de critères, avec des combinaisons de solutions élémentaires.
Dans le film, le statisticien a un poster de Platon dans sa chambre. De quelle « métaphysique » est porteuse cette idée d’« optimisation » ?
Le personnage du statisticien incarné par Brad Pitt cherche, comme Platon, ce qui se cache derrière l’apparence des choses. Pour cela, il va réduire le jeu à un petit nombre de chiffres et de statistiques, quelque chose d’extrêmement épuré de tous les gestes faisant partie du contexte, de l’« enrobage matériel » du sport. Je crois que l’idée de réduire un phénomène visible à un squelette de quelques nombres est très platonicienne. Après, sa démarche est beaucoup plus modeste que celle de Platon, puisque le philosophe grec tente, lui, de comprendre la totalité du monde. Dans le film, cette réduction à un petit nombre de facteurs statistiques a seulement pour but de mettre de l’ordre dans un chaos et de tout faire pour que l’équipe soit dans sa globalité plus performante.
Dans le sport, beaucoup de débats ont cours sur l’utilisation, abusive ou non, de statistiques. Certains critiquent le fait que la performance fait passer en arrière-plan un tas de facteurs tels que l’état psychologique d’un joueur ou de l’équipe, la beauté du geste en soi…
Le statisticien s’occupe des grandes masses dans le but de simplifier une situation donnée. Alors, c’est sûr qu’il ne s’embête pas avec un tas de facteurs, comme la vie familiale d’un joueur ou la beauté d’un geste sportif : il s’en fiche et veut seulement faire une moyenne froide. Du coup, il est possible que des statistiques trop efficaces puissent tuer le jeu. À un moment donné, dans le tennis de table, on a décidé de rehausser le filet et grossir la balle car les échanges étaient devenus inintéressants et trop prédictifs. Tout n’est pas qu’une question de performance. Il y a aussi une qualité de jeu visuelle qu’il faut prendre en compte. Le sport n’est pas que performance ! Les mathématiques ne sont pas tout !
De multiples exemples montrent que les statistiques ont envahi la vie quotidienne, et pas seulement dans le domaine du sport. Est-ce que, dans un souci d’une meilleure allocation des ressources et d’optimiser le bien-être dans la société, il faut renforcer l’usage des statistiques ?
Il n’y a aucune raison valide et incontestable pour « statistiser » l’intégralité du monde. C’est un choix de société. Il y a bien sûr des domaines dans lesquels on est heureux d’optimiser certaines connaissances ou résultats. Par exemple, quand il s’agit d’optimiser une ressource mondiale sous tension comme le cuivre, il ne faut pas craindre d’« algorithmiser » le circuit de production. Dans ce cas, ça permet de mieux répartir la ressource. Mais prenez l’exemple du temps de travail. Ce n’est pas seulement une question de rendement ou d’efficacité ; des paramètres de bien-être et de vivre-ensemble entrent largement en compte. La statistique ne peut donc rien dans ce type de cas. Il me semble que, globalement, il y a eu un manque de vigilance dans un certain nombre de domaines, comme l’édition scientifique, que je connais bien. On y a constaté plus d’effets néfastes que positifs. Les statistiques ont conduit à la course à la production sans qu’il y ait de jugement qualitatif des articles de revues qui les abritaient. La science doit passer le relai au politique pour en faire un véritable choix de société.
Pourtant, il semblerait que dans la société soit déjà envahie par les statistiques et qu’on ne puisse rien y faire … Comment y remédier ?
Les statistiques restent indispensables pour comprendre une société. Toutefois, en termes de politique stricto sensu, ce ne sont pas elles qui doivent dicter l’agenda ni les choix opérés. Cet agenda est guidé par d’autres contraintes : l’actualité, les évolutions culturelles et techniques… Et puis, certains usages des statistiques peuvent s’avérer contre-productifs. Songez au classement de Shanghai, qui détermine la politique de l’enseignement supérieur et de la recherche de la France depuis au moins une décennie. Fort heureusement, on a maintenant des comités d’éthique mis en place pour discuter de la pertinence ou non des statistiques et des algorithmes utilisés pour dresser ce classement, comme la Commission de réflexion sur l’éthique de la recherche en sciences et technologies du numérique (Cerna). Ce qui compte, c’est l’état d’esprit général de vigilance vis-à-vis de ces nouveautés numériques. Il faut garder un certain esprit critique, propre à la science.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire