Propos recueillis par Christine Rousseau Publié le 18 novembre 2021
Il serait temps de partir de la réalité pour faire évoluer nos lois et notre conception de la famille, estime la cinéaste, sociologue et militante afroféministe dans un entretien au « Monde ».
Entretien. Après deux documentaires – Ouvrir la voix (2016), dans lequel elle donnait la parole à des femmes noires françaises et belges en butte quotidiennement au racisme et à la misogynie, et Une histoire à soi (2021), qui retraçait le parcours de cinq personnes adoptées –, la cinéaste, sociologue et militante afroféministe poursuit sa réflexion avec Une poupée en chocolat (La Découverte, 368 pages, 20 euros). A partir de son parcours de jeune femme noire née sous X et en quête de son identité, elle invite à repenser l’adoption mais aussi les questions de filiation et, plus largement, la manière de « faire famille » aujourd’hui.
Pourquoi est-il essentiel, selon vous, de politiser la famille et donc l’adoption ?
En observant les principaux systèmes de domination, on s’aperçoit qu’ils viennent de la famille et du patriarcat. C’est là que l’on apprend les assignations de classe, de race, de genre. Il n’est guère étonnant que la question de la domination adulte revienne dans l’espace public au travers des affaires d’inceste. L’intime est politique, or, en France, il n’y a pas de réel engagement en ce sens. Dans les institutions qui incarnent des rapports de pouvoir comme l’université, cela ne m’étonne pas, par contre je le suis davantage concernant les milieux militants.
Comment l’expliquez-vous ?
Il y a là quelque chose de l’ordre de la mystification. En réussissant à maintenir un discours sur l’amour, sur la famille comme lieu totalement dépolitisé, on évite de s’attaquer aux systèmes d’oppression qui la traversent et qui ont un impact sur la société. A ce titre, j’aimerais que l’on repense le statut des enfants afin qu’ils soient considérés comme des personnes vis-à-vis desquelles les adultes – femmes comprises – ont des rapports de pouvoir et de domination. Cela permettrait de modifier certaines lois. Je pense, par exemple, à celle qui autorise le changement de prénom des adoptés. C’est incompréhensible quand on sait que de nombreuses études ont démontré que cela crée des troubles identitaires et des difficultés d’apprentissage.
Vous appelez à nous défaire de deux conceptions : celle, biologique, du lien du sang et celle de « l’enfant à soi », pour penser différemment le « faire famille ». De quelle manière ?
La famille nucléaire me paraît être une anomalie. Si l’on admet qu’elle est de construction récente, très circonstanciée dans l’espace et le temps, on mesure en particulier le ridicule du slogan de La Manif pour tous, « un papa, une maman », présenté comme un modèle universel et immuable. Or, il ne fait absolument pas écho à la réalité de la société française, dans laquelle vous trouvez différents types de familles : recomposées, monoparentales, LGBT ou encore constituées par l’adoption. Il serait temps de partir de la pratique afin de faire évoluer nos lois et notre conception de la famille.
Et puis, en tant que personne née sous X, je ne vois pas pourquoi je serais tributaire d’une vision familiale étriquée. Celle-ci m’a imposé un vrai-faux acte de naissance qui, de surcroît, nie mon histoire. Il suffit de me voir aux côtés de mes parents blancs pour constater le côté fallacieux de cette fiction juridique. Comment peut-on parvenir à se construire sur de l’opacité et du mensonge ? Il faut enfin que l’on comprenne que la famille, ce n’est pas que de la biologie, que les actes de naissance peuvent raconter autre chose sans que cela soit un problème. Le débat sur l’anonymat des dons de gamètes dans le cadre de la procréation médicalement assistée fait écho à celui des naissances sous le secret. Lever l’anonymat, ce n’est pas simplement faire entrer un père dans un couple de lesbiennes, c’est aussi un enjeu en matière de besoin et de bien-être des personnes.
Je voudrais qu’on considère le « faire famille » comme un ensemble de rencontres où l’on essaie à chaque étape d’avoir le consentement de toutes les parties, y compris celui des enfants. Et, en matière d’adoption, qu’on ne brise plus les liens avec la première famille et que l’on mette fin à un certain nombre de pratiques.
Lesquelles ?
Je milite pour que l’on cesse la séparation des fratries, que l’on informe ceux et celles qui ont été séparés d’un frère ou d’une sœur. Et aussi que l’on notifie systématiquement aux adoptés que leur famille de naissance les recherche via l’Agence française de l’adoption. A charge pour eux ensuite de prendre ou non contact avec elle. Il est temps également de supprimer les opérateurs privés afin que les archives soient gérées par l’autorité centrale française. Car que deviennent-elles lorsqu’une association est dissoute pour trafic illicite ? Selon moi, il y a là une forme d’hypocrisie de l’Etat français, qui encadre une pratique quand ça l’arrange – pour faire venir des enfants en France, les rendre adoptables ou organiser les rencontres entre enfants et familles –, mais qui se désengage sitôt que les adoptés, devenus adolescents ou adultes, font état de revendications ou de besoins spécifiques.
Au cœur de votre conception du « faire famille », vous défendez l’idée de « justice reproductive ». De quoi s’agit-il ?
Je cherche tous les concepts qui permettent de ne pas penser les choses en silo. Ce qui est malheureusement le cas en France, où l’on ne veut pas voir que tous les sujets se croisent. La justice reproductive demande de considérer que la reproduction, la santé sexuelle et, de manière générale, la santé incluent des questions sociales. Ainsi, on peut observer que certaines pratiques que l’on estime émancipatrices pour certains groupes peuvent être oppressives pour d’autres. Par exemple, pendant les années 1960-1970, alors que des femmes, majoritairement blanches, militent en métropole pour avoir accès à la contraception et à l’avortement, l’Etat français organise à La Réunion la contraception et la stérilisation forcées de femmes réunionnaises pour réguler une croissance démographique considérée comme problématique. Et, en Guadeloupe et en Martinique, des politiques de planning familial sont mises en place pour les femmes, majoritairement noires.
La justice reproductive permet également de tisser d’autres fils grâce auxquelles on peut analyser comment certains enfants se retrouvent en foyer, puis, plus tard, dans la rue ou en prison. En France, il y a deux types de placement : judiciaire et administratif. Le premier, qui fait suite à des violences ou des mauvais traitements, est indiscutable. Le second l’est moins, dans la mesure où il est politique, étant établi sur des critères socio-économiques. A partir de là, on peut s’interroger : est-ce que l’on choisit d’accompagner les familles précaires et pauvres qui peuvent avoir des problèmes éducatifs ou est-ce qu’on les punit ? Car retirer un enfant à sa famille s’apparente ni plus ni moins à une punition. Dans quelle famille retire-t-on le plus vite les enfants en vue d’un placement ? En France, cette question reste rhétorique puisqu’on ne possède pas de chiffres, encore moins de statistiques ethniques. Contrairement au Canada, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, où les chiffres montrent que les enfants placés sont majoritairement de familles « racisées ». Ainsi, à difficulté socio-économique égale, on tente de maintenir unies les familles blanches tandis que l’on retire les enfants issus de familles noires ou arabes, considérées de fait comme incompétentes.
Pour moi, si on ne parvient à croiser tous ces points ensemble, il est impossible de mener des politiques publiques efficaces. Il n’y a pas de sens à vouloir lutter contre la petite délinquance et à faire de la prévention si on ne comprend pas que les personnes qu’on récupère dans la rue à 18-19 ans ont débuté leur parcours à 5-6 ans dans les services sociaux. Les statistiques le montrent bien : aujourd’hui, deux SDF sur trois sont des enfants placés.
Vous dénoncez également l’hypocrisie humanitaire des discours entourant l’adoption, notamment transnationale…
Je désire que les gens soient honnêtes dans leur démarche. Pendant longtemps, l’adoption a été accompagnée d’un discours soit centré sur l’émotion – « le désir d’enfant », « l’amour plus fort que tout »… –, soit teinté de relents humanitaires – « on adopte pour venir en aide aux pays du Sud, aux familles pauvres ». S’il s’agit vraiment de les aider, autant verser l’argent à une communauté précaire. L’adoption, selon moi, comme dans toutes les parentalités, est une démarche égoïste. Il ne s’agit pas d’une implication vers les pays du Sud, il s’agit d’obtenir un enfant dans un contexte où il n’y en a plus en bas âge, blancs et en bonne santé en France. Cette hypocrisie perdure, même si je pense que l’adoption transnationale est vouée à disparaître.
Pour quelles raisons ?
Parce que l’ingérence dans les pays du Sud recule et qu’ils s’organisent eux-mêmes. Nombreux sont ceux qui ont déjà fermé leurs portes à l’adoption internationale. Et dans les pays du Nord, comme la Suède ou les Pays-Bas, elle a été suspendue après la mise en place de commissions d’enquête. Je ne doute pas que cela arrive en France.
En attendant, je voudrais que les gens considèrent qu’ils peuvent faire famille avec des enfants déjà grands, avec des enfants défavorisés. Surtout, qu’ils apprennent à sortir de leur posture de privilégiés. Car si les adoptants ne s’attachent pas activement à déconstruire voire détruire les systèmes d’oppression, ils continueront de les reproduire avec des conséquences traumatisantes et désastreuses pour les enfants.
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