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samedi 20 novembre 2021

Dans le dossier de Gautier Arnaud-Melchiorre, ex-enfant placé

Par   Publié le 19 novembre 2021

Le jeune homme, désormais étudiant en droit, doit remettre, samedi 20 novembre, un rapport au secrétaire d’Etat chargé de la protection de l’enfance. Son parcours raconte les failles de l’aide sociale à l’enfance.

Gautier Arnaud-Melchiorre, à Paris, en novembre 2021.

« Bien sûr que j’ai souvent eu honte. Pourquoi croyez-vous que je porte toujours une chemise et ce petit pull Saint James ? Ça me protège, personne n’imagine un jeune de l’ASE habillé discret comme ça… » Gautier Arnaud-Melchiorre est l’un des 170 000 enfants hébergés par l’aide sociale à l’enfance (ASE) et vient d’effectuer un tour de France afin de recueillir la parole de 1 500 enfants placés, un cahier de doléances qu’il remettra, samedi 20 novembre, à Adrien Taquet, secrétaire d’Etat chargé de l’enfance.

Derrière la panoplie stricte et la raie sur le côté de cet étudiant de 26 ans en master 2 de droit, il y a une vie d’arlequin : de sa naissance à sa majorité, il a vécu dans quinze lieux différents (en Meurthe-et-Moselle, en Moselle, dans la Meuse et dans les Hautes-Alpes), dont, à deux reprises, dans des familles d’accueil. Dix-huit ans qui comptent mille.

Son dossier d’enfant placé, qu’il a fini par réclamer à l’ASE, est épais comme un livre. C’est un gros roman triste. Le jeune Gautier l’a d’abord expédié bien loin, dans le cloud. Une forme de mise à distance. Il l’a finalement rapatrié chez lui, imprimé sur papier – « laisser traîner ça, c’est tellement intime…  » La centaine de feuilles qui retracent sa jeunesse reposent désormais dans une boîte bleue cachée derrière la bibliothèque (bien garnie) de son petit appartement à Nancy. « Ça évite d’être trop tenté de le rouvrir un soir de blues. » On ne trouve pas que du bon, en effet, dans cette boîte à secrets.

C’est le paradoxe des enfants placés : la vie de Gautier y est retracée avec une précision géologique, de ses premières « régurgitations » à ses derniers bulletins scolaires (excellents), en passant par des dérapages très noirs, comme sa tentative de suicide à l’âge de 13 ans. « D’une certaine manière, c’est de la chance : j’ai toute mon histoire sous la mainavec un tas de détails, des portraits au fil des âges saisis par des plumes différentes, sous tous les angles et toutes les coutures. » L’administration a juste oublié de noter ses mots d’enfants : « Ils n’écrivent pas ce genre de choses. » On sait tout en revanche de son développement psychomoteur sur « l’échelle de Brunet-Lézine », tout de ses tests de QI et autres expertises.

« Gestes lents, sourit peu, ne gazouille pas »

Il n’était qu’un nourrisson lorsqu’il est laissé aux urgences pédiatriques par sa mère, une jeune femme de 23 ans dépressive dépassée (« fragilité psychoaffective », selon le dossier). « Elle disait s’opposer au placement et en même temps, ne cessait d’intervenir dans ma vie à travers des recours. » A deux mois, « Gautier a des gestes lents, sourit peu et ne gazouille pas. Son regard est vif et fuyant », dit le fameux rapport. Après plusieurs semaines de pouponnière loin de sa mère, tout s’arrange. Provisoirement.

« Jusqu’à 6 ans, j’ai des droits de visite le week-end chez ma maman. » L’enfant et sa mère vont souvent rendre visite dans un HLM de Nancy à un quinquagénaire présenté comme un ami de la famille. « Je l’aimais bien, il m’avait abonné à J’aime lire. » Un jour, personne ne répond à la sonnette. L’homme gît sur son lit. « Il dort », dit Gautier qui pense à une blague, mais sa mère hurle : « Mon dieu, le père de Gautier est mort. » Le soir, dans le canapé, elle s’étend plus solennellement sur ce lien de filiation. Mais à peine deux semaines plus tard, elle accuse : « Ton père, il est mort tout seul parce que, quand il a essayé de m’appeler, j’étais chez le juge à cause de toi et j’avais coupé mon téléphone. »

Un jour, elle lui propose qu’ils meurent ensemble. Un autre, elle lui donne en douce des médicaments pour qu’il s’endorme lors du concert classique où son grand-père a proposé de l’emmener, lit-on sur une feuille de la boîte bleue.

A l’école, on décèle un enfant précoce, « mais pourtant c’était jamais assez bien ». « Ma mère m’a dit : si tu n’as pas de meilleures notes, tu ne verras pas tes grands-parents. Pour ne pas céder au chantage, j’ai arrêté de travailler et j’ai redoublé ma sixième. » On lit aussi que deux ans plus tôt, Gautier a « refusé de passer en CM1, car il voulait rester avec sa maîtresse », femme douce et compréhensive. « Ma maman me faisait du mal, mais j’ai été victime d’une idéologie, soupèse-t-il, celle du lien mère-enfant, comme s’il était sacré. »

« Un an à digérer ce dossier »

Un soir d’août, il a 12 ans, un taxi de l’ASE le ramène de la maison d’enfants de Dormillouse dans les Hautes-Alpes (il a depuis été fermé pour mauvais traitements) jusqu’à Nancy. On l’avait forcé à s’y rendre, il s’en est fait renvoyer au bout d’un mois. Un cadre de l’ASE le fait patienter dans un couloir du conseil départemental : « Va m’attendre dans le couloir, le temps que je trouve quelqu’un qui veuille bien de toi », lance-t-il au petit garçon. « En 2009, se souvient le jeune étudiant, j’ai changé trois fois d’hébergement en quatre mois. » C’est durant ces mêmes années que les droits d’hébergement de sa mère sont suspendus.

« Ce dossier, je le connais par cœur. J’ai mis un an à le digérer. » Un peu de douceur se glisse parfois dans la froideur de toutes ces pages. « Plutôt que de revenir sur l’histoire familiale de Gautier et son long passé institutionnel, j’aimerais porter l’accent sur l’évolution incroyable et positive de Gautier », écrit un jour de 2008 Hugues Lauria, éducateur spécialisé.

La « note de synthèse de majorité » qui clôt le dossier à ses 18 ans continue en revanche de laisser Gautier Arnaud-Melchiorre sans voix. « De riches perspectives peuvent s’ouvrir à Gautier qui ne manque pas de projets, écrit un conseiller territorial de l’ASE. Il nous paraît dès lors important de lui proposer un accompagnement. Néanmoins, la forme contractuelle que prend l’accompagnement à la majorité va être difficile à supporter par Gautier qui risque de le mettre en échec. Peut-être sera-t-il donc nécessaire de le renvoyer à sa propre réalité. » L’homme qui signe cette sentence est le cadre qui, un soir d’été, six ans plus tôt, l’avait laissé mariner dans le couloir.

Attaques sur les réseaux sociaux

Depuis, le jeune étudiant prépare l’Ecole nationale de la magistrature. Il s’est juré de ne pas devenir juge des enfants : « Un bon parquetier, un juge du surendettement peuvent aussi faire beaucoup pour eux. » Il a persuadé Adrien Taquet, qui avait remarqué son discours « constructif » (« Sortons de l’impasse du misérabilisme ! ») lors d’un colloque, en 2019, de lui confier une mission de six mois : « Gautier est un garçon persévérant et tenace », confirme en souriant le secrétaire d’Etat.

Beaucoup d’enfants ont raconté ce qu’ils avaient subi, comme dans cet établissement où des pensionnaires de moins de 10 ans lui ont décrit des viols : SMS au cabinet du ministre, signalement et article 40 déclenché (il impose à « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire, dans l’exercice de leurs fonctions »de signaler des crimes ou délits dont il a connaissance), tandis que le jeune chargé de mission revenait deux mois plus tard témoigner à la gendarmerie locale. Gautier Arnaud-Melchiorre a aussi saisi des rais de lumière, comme cette éducatrice qu’il surprend un soir, avant le coucher, jouant de la musique pour apaiser un jeune déficient mental et posant les mains de l’enfant sur l’instrument« pour qu’il en ressente les vibrations ».

Le rapport n’est pas encore remis au ministre que des attaques ont déjà fusé sur les réseaux sociaux : « macroniste ! » Ça l’empêche de dormir. Il n’a pas de père pour lui dire de ne pas s’arrêter au jugement de ces trolls. Sa mère ne viendra pas l’applaudir lorsque, samedi, à Paris, le secrétaire d’Etat commentera son rapport.

Heureusement, Hugues Lauria, l’éducateur sympa, sera bien là. Il y a treize ans, le dossier de la boîte bleue en atteste, il écrivait ces mots au sujet de l’ado plein de bleus, déjà vulnérable et déterminé, qu’il côtoyait alors dans un foyer de Lorraine : « Gautier dit vouloir faire de la politique. »


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