Alors que le passe sanitaire est contesté par une partie non négligeable de la population, nous nous sommes demandé si d’autres politiques étaient possibles face au Covid-19. Voici, imaginés avec la complicité du spécialiste de philosophie de la médecine David Simard, trois modèles politiques de réponses possibles à l’épidémie.
Que savons-nous aujourd’hui de l’épidémie de Covid-19, et quels sont les paramètres que les responsables politiques doivent impérativement prendre en compte ?
David Simard : Nous avons un certain nombre de quasi-certitudes – car toutes ces questions sont actuellement en travaux. Sur la diffusion du virus, nous savons que la principale voie de diffusion est aérosole et que la transmission par manuportage est bien plus rare, contrairement à ce que l’on pensait au tout début de la pandémie. Nous savons aussi qu’il n’y a pas de traitement efficace lorsque la maladie se déclare et que les vaccins fonctionnent, même si nous ignorons la durée de la couverture vaccinale. Pour les moins de 12 ans, il est impossible de les vacciner aujourd’hui car les essais cliniques sont encore en cours. Ces essais visent à établir si les vaccins présentent des risques pour les enfants. Certaines pathologies observées chez les jeunes suite au vaccin, comme des myocardites et péricardites – dans des cas très rares, précisons-le –, invitent à la prudence. Nous devons aussi établir le dosage pertinent pour les moins de 12 ans. Précisons également, au passage, que la phase de pharmacovigilance est très accrue ; dans toute l’histoire, je pense qu’on n’a jamais été aussi regardant sur les effets secondaires indésirables d’un nouveau moyen thérapeutique. Nous sommes également à peu près sûrs qu’il y aura d’autres variants à l’avenir, et ce d’autant plus qu’on laisse le virus circuler. Ces mutations pourront évoluer vers des formes plus bénignes ou plus virulentes, c’est impossible à prévoir. Un échappement vaccinal est aussi possible, comprendre : l’efficacité des vaccins pourrait être fortement diminuée face à un nouveau variant. Il n’y a pas encore de certitudes ni de consensus scientifique sur la nécessité de procéder pour tous à une troisième injection ou de faire des rappels réguliers des vaccins.
Diriez-vous que nos responsables ont bien intégré ces éléments scientifiques ?
Assez bien dans l’ensemble, mais il y a quand même une véritable pierre d’achoppement. Comme je le mentionnais à l’instant, nous savons depuis le mois de mai 2020 que la principale voie de transmission du virus est aérosole. C’est par le simple fait de respirer et de parler que l’on dégage des particules virales dans l’air, lorsqu’on est porteur du virus contagieux. Ces particules virales restent en suspension un certain temps. Par l’effet de la mécanique des fluides, elles sont brassées avec les mouvements de l’air. En extérieur, cela ne pose pas vraiment de problème. Mais dans une pièce close, même spacieuse, cela signifie que ces particules virales vont être disséminées dans l’ensemble du volume d’air disponible. La conséquence est que la distanciation physique n’est pas efficace et qu’il serait nécessaire de prévoir que les lieux publics soient bien aérés. Je pense en particulier aux salles de classes et aux cantines, dans le domaine scolaire. Mais aussi aux salles intérieures des restaurants et bars, aux gymnases, aux boîtes de nuit, aux églises, autant de lieux de clustersavérés. J’appartiens à un collectif, Du côté de la science, qui a beaucoup milité pour sensibiliser les responsables à cet enjeu, mais je constate à regret en cette rentrée scolaire que nous n’avons pas eu gain de cause. Tout au plus les professeurs ont-ils eu la recommandation d’ouvrir les fenêtres. À l’heure actuelle, nous n’avons aucun protocole sanitaire qui obligerait à veiller au renouvellement de l’air, et les lieux publics ne sont pas équipés d’appareils permettant la mesure du niveau de CO2 pour évaluer ce renouvellement.
Comment les responsables politiques prennent-ils leurs décisions, une fois qu’ils ont pris connaissance des données que leur transmettaient les experts médicaux ?
Précisons tout de suite qu’il n’y a aucune espèce d’automaticité dans la réponse politique à une situation sanitaire. Ce ne sont pas les médecins qui prennent les décisions politiques, et ils n’ont pas à le faire. Car ces décisions seront prises sur la base de la perception que les dirigeants ont des priorités, mais aussi des risques. Pour aborder ce point plus en détail, je voudrais citer un ouvrage publié en 1983 par l’anthropologue Mary Douglas et le politologue Aaron Wildavsky, Risk and Culture (« Risque et culture », Berkeley University Press, non traduit). Ces auteurs considèrent qu’il y a plusieurs « formes sociales du risque ». Ils ont une approche culturaliste et considèrent que la perception d’un risque par les individus va dépendre de leur groupe social d’appartenance. Dans la forme sociale dite « individualiste » ou « libérale », la priorité est de promouvoir les libertés individuelles, mais aussi la liberté d’entreprendre et la liberté du marché. Dans ce type de culture, le risque considéré comme le plus grand, le plus intolérable, serait donc d’empiéter sur les libertés. Dans la forme sociale dite « hiérarchique » ou « étatique », qui est centralisée, hiérarchique – et correspond assez bien à la VeRépublique en France –, ce qui importe, ce sont les institutions, la structure et la pérennité du pouvoir. Le risque perçu comme majeur, c’est celui qui remet en cause l’autorité de l’État. Dans un contexte français, on pourrait dire que ce modèle cherche à empêcher toutes les atteintes à l’ordre républicain. Enfin, il y a la forme sociale dite « égalitaire » ou « communautaire » : des groupes de personnes vont se fédérer pour vivre de manière différente. L’essai de Douglas et Wildavsky fait suite aux diverses expérimentations de vie en communauté des années 1970 ; ces communautés appréhendaient comme un risque majeur toutes les décisions ou les innovations technologiques prises à l’extérieur, elles réprouvaient la dynamique de la civilisation capitaliste et recherchaient une autre voie.
Sur cette base, essayons d’imaginer trois modèles de réponse politique à la pandémie. En quoi consisterait une politique sanitaire en phase avec les valeurs libérales ?
Il s’agirait de protéger autant que possible les libertés individuelles, donc d’instaurer le moins d’obligations sanitaires possibles. En éthique médicale, il y a un conflit assez classique entre le bien collectif et le bien individuel. Dans la perspective libérale, ce conflit est tranché : le bien individuel est celui qui doit prévaloir. Donc pas d’obligation vaccinale, pas de passe sanitaire, pas d’obligation de porter le masque. Comme cette forme sociale libérale est très axée sur la compétition, il y aurait également l’idée que chacun « prend son risque ». Assumer les risques qu’on prend fait partie de la culture du libéralisme. On peut donc imaginer une individualisation des coûts. La compagnie d’assurance Delta Airlines, la bien nommée, vient d’annoncer qu’elle imposerait une retenue sur salaire de 200 dollars à ses employés qui ne veulent pas se faire vacciner, pour compenser leur surcoût en termes d’assurance-maladie. C’est typiquement libéral : non seulement je prends mon risque mais, si je suis un gagnant, un battant, c’est-à-dire si j’en ai les moyens, je vais le payer, j’achète ma liberté. L’idée centrale est qu’il s’agit d’un choix individuel : je prends mon propre risque pour moi-même, et autrui n’a pas à contredire ni à contester ce choix. Avec quand même de sérieuses limites. Ce modèle est injuste, dans la mesure où ceux qui ont de moindres moyens financiers vont se retrouver plus exposés. Ce modèle met également de côté le fait, scientifique, que la propagation d’un virus s’observe sur le plan populationnel et n’est pas une affaire individuelle. Il y a donc une erreur dans le type même de réponse qui est mis en place face à la pandémie, car la réponse pertinente ne peut pas être individualiste. C’est ce qui fait que les partisans de la voie libérale, Donald Trump ou Boris Johnson en tête, ont du rétropédaler, faire machine arrière, ils ont été rattrapés par le réel de la biologie. Dans le cadre d’un virus transmissible aux autres, les choix qu’un individu opère ne le concernent pas seulement lui, mais ont des effets sur les proches. Et le nombre de personnes affectées a vite été tel que les services des hôpitaux ont été saturés ; le bilan en nombre de morts de la pandémie aux États-Unis – 640 000 à ce jour – est à lui seul un démenti au modèle libéral.
En quoi consisterait le modèle étatique ?
Historiquement, en France mais aussi en Autriche, la santé publique vient de ce qu’on a appelé, à l’origine, la « police de santé ». Au XIXe siècle en France, les mesures d’hygiène sont envisagées comme une sorte de contrôle social auquel contribuent les médecins (voir les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, ou encore le Traité de médecine légale et d’hygiène publique ou de police de santé de François-Emmanuel Fodéré, qui date de 1815). C’est assez coercitif. Dans ces formes étatistes, très centralisatrices, le pouvoir exécutif utilise directement son bras policier pour la mise en ordre des mesures. C’est ce qu’on a vu lors du premier confinement en France, quand les contrôles se sont multipliés, que les plages ont été évacuées ou même surveillées par hélicoptère. L’état d’urgence sanitaire, qui a été instauré sur le même modèle que la réponse au terrorisme, remet directement en cause la séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif est momentanément renforcé. Ce modèle s’accompagne d’une forme de paternalisme médical. En France, on essaie d’en sortir depuis les années 2000, avec la promotion du « consentement libre et éclairé du patient », mais ce paternalisme fait encore partie de notre héritage. Le défaut de ce modèle étatique, vers lequel on n’est pas allé jusqu’au bout car il n’y a à ce jour pas d’obligation vaccinale en France, c’est qu’il supprime le débat démocratique sur ce qui est acceptable ou non. Nous avons ainsi vécu une période où la politique sanitaire a été annoncée et mise en œuvre de manière très verticale, « jupitérienne », par le président de la République, lequel n’a pas eu de difficulté à faire valider ses décisions par une assemblée qui lui était largement acquise. Même dans un pays davantage social-démocrate que libéral, l’enjeu de la liberté n’est pas mineur – et nous faisons ici face à une sérieuse limite.
En quoi consisterait, enfin, le modèle communautaire ?
Dans le contexte de la crise pandémique, on voit divers mouvements d’antivax, d’antipass, d’antisystème, de néo-ruraux ou de gens proches de la naturopathie ou autres médecines alternatives, s’agréger pour créer de nouvelles communautés, à l’intérieur desquelles il y a des valeurs partagées ainsi qu’une reconnaissance mutuelle possible. L’horizon de cette dynamique, ce serait la scission de la société en deux communautés ; l’une ultra-majoritaire, celle des vaccinés, munis de leur passe vaccinal sanitaire, l’autre minoritaire et alternative. Les gens qui n’ont pas l’intention de se faire vacciner se voient entre eux, dînent entre eux, réinventent une convivialité. Quelque chose d’assez similaire s’était produit avec le mouvement des Gilets jaunes, qui a agrégé des personnes aux parcours très différents. Le point commun à la minorité dissidente est qu’elle considère que les vaccins sont dangereux, qu’elle est méfiante vis-à-vis des biotechnologies, qu’elle craint que des modifications génétiques se produisent. On a ainsi des « communautés de protection » qui se mettent en place contre un monde jugé comme fou. On peut penser que les Antilles, marquées par leur passé colonial mais aussi par le scandale de la chlordécone, sont en train de se murer dans la défiance vis-à-vis du pouvoir institutionnel de la métropole et d’entrer dans la logique de ce modèle communautaire. Toute la difficulté, alors, est d’organiser les points de contact entre les deux communautés. Ceux-ci peuvent-ils être maintenus ? Faut-il à la limite imaginer que la communauté antivax dispose de ses propres écoles, ses propres lieux de soin par les médecines alternatives ? Même dans ce cas, cette communauté demeurerait un foyer de relance potentiel pour le virus, et l’on pourrait imaginer que, par un geste de protection inversé, les vaccinés refusent toute circulation à cette partie de la population dans les lieux de travail ou dans l’espace public.
Et vous, quel modèle aurait votre préférence ?
Ces modèles indiquent trois grandes tendances, et nous voyons bien que nous sommes amenés à naviguer entre les trois. À la base, je ne suis personnellement pas pour l’obligation vaccinale. Cependant, face à un agent infectieux comme le Sars-CoV-2, la vaccination représente bien l’unique solution. Mon idéal à moi, même s’il est un peu irréaliste, serait que nous atteignions la maturité démocratique, c’est-à-dire que nous soyons capables de mener un travail pédagogique tel que 90% de la population se fasse vacciner, par choix et sens de l’intérêt collectif, et non simplement par obligation. En santé publique, l’éducation est un leitmotiv, un enjeu central – et même si cela peut sembler un peu utopique et accorde une grande confiance à la raison, je fais de l’horizon de la maturité démocratique mon idée régulatrice.
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