par Thibaut Sardier et Nicolas Celnik publié le 1er septembre 2021
Il paraît que certains l’appellent, non sans taquinerie, «le Patriarche». Cette figure de sage affable va plutôt bien à l’anthropologue de 72 ans à la barbe impeccablement taillée, à la chevelure argentée et à l’érudition inépuisable : en témoigne son nouveau livre, les Formes du visible (Seuil). Il y réunit des images produites par des sociétés du monde entier, des parures de plumes amazoniennes aux peintures de paysages chinoises, pour y retrouver les traces des rapports que les humains entretiennent avec les êtres qui les entourent.
Aller à la rencontre de Philippe Descola en plein été, dans sa maison perdue au milieu du Lot, c’est un peu comme consulter un oracle. Il aime parler par parabole, répondant à une question d’actualité par des souvenirs de voyages chez les Amérindiens (lire l’interview ici). La bonhomie avec laquelle il reçoit ses invités estompe toutefois l’aura de Socrate des temps modernes, et rappelle qu’un vieux sage contemporain entretient son jardin, fait ses courses à Gamm vert et se réjouit de l’arrivée de la fibre pour pouvoir télécharger la version numérique de son journal quotidien (qui n’est pas Libé). Philippe Descola ne vit d’ailleurs pas en ermite, inséparable de sa compagne Anne-Christine Taylor, ethnologue et directrice de recherches émérite au CNRS. Durant leurs études à la fin des années 60, ils font leur première enquête ethnographique ensemble, auprès des paysans du Lot (les parents de Descola y avaient eux aussi une maison) confrontés à l’exode rural et au développement de l’agro-industrie. C’est encore ensemble qu’ils partent en haute Amazonie à la rencontre des Jivaros Achuar, leur terrain de prédilection qu’ils suivent toujours de près : en quelques minutes passées à évoquer le sujet, on passe du bilan de l’ancien président Rafael Correa à l’appétit de la Chine pour l’or et les hydrocarbures, sans oublier la régularité de métronome avec laquelle le FMI tente d’imposer des ajustements structurels à l’Etat.
Un aréopage de chercheurs
Dans le milieu intellectuel français, le Patriarche bénéficie d’un patronage quasi divin. Au Collège de France, il fut titulaire de 2000 à 2019 de la chaire d’anthropologie de la nature, occupée avant lui par Françoise Héritier et Claude Lévi-Strauss, son ancien directeur de thèse dont il prolongea les travaux sur le structuralisme. Il est aujourd’hui entouré d’un aréopage de chercheurs auxquels il aime rendre visite aux quatre coins du monde pour nourrir ses travaux. On peut citer l’anthropologue Nastassja Martin, qui l’eut pour directeur de thèse ; le philosophe Pierre Charbonnier (c’est lui qui parle de «Patriarche»), auteur d’un livre d’entretiens avec lui ; ou encore l’auteur de BD Alessandro Pignocchi, également parti à la rencontre des Achuar. A cette génération de trentenaires s’ajoutent déjà de plus jeunes pousses que Descola suit de près en tant que directeur de thèse
Philippe Descola est aussi l’auteur d’une bible. Publié en 2005, Par-delà nature et culture s’intéresse à la façon dont les humains se représentent le monde et considèrent les autres êtres qui le peuplent. Il repère quatre modes d’existence - naturaliste, animiste, totémiste et analogiste - qu’il nomme des «ontologies». Cette théorie fait de lui un auteur incontournable chez les anthropologues comme chez les penseurs de l’écologie, tout comme son ami Bruno Latour. Elle est née de sa rencontre avec les Achuar : «Lorsque je me suis aperçu qu’ils n’avaient pas de mot pour distinguer la «nature» et la «culture», j’ai voulu comprendre les différentes façons d’opérer des continuités et des discontinuités entre humains et non humains», raconte-t-il. Autrement dit, la «nature» définie comme une entité bien distincte des humains qu’il faudrait tantôt contrôler, tantôt sanctuariser, n’existe que dans l’ontologie naturaliste, celle des Occidentaux. Pour signifier que cette séparation n’a rien d’universel, mieux vaut alors parler de «vivant», et ne pas oublier que nous en faisons partie.
«Décentrer notre regard»
Après s’être intéressé à ces ontologies à partir des mythes et récits qu’elles produisent, le chercheur se penche sur la façon dont elles sont mises en images dans différentes cultures. Nourri de son goût prononcé pour les tableaux flamands (naturalistes), les masques inuits (animistes), la peinture aborigène (totémiste) ou les amulettes ivoiriennes (analogistes), les Formes du visible est un musée de papier richement illustré et organisé en quatre galeries. Philippe Descola raconte dans le détail le contexte de création de ces objets et ce qui est attendu d’eux. Tantôt l’image garantit l’abondance du gibier, comme certaines sculptures d’ours blanc en ivoire portées par les chasseurs inuits ; tantôt elle permet de fédérer : les membres d’un groupe totémiste sont soudés entre eux comme les organes d’un kangourou vu «en rayons X». «Ce détour par les images venues d’autres ontologies permet de décentrer notre regard»,explique-t-il. Cette nouvelle façon d’observer, il l’a vue s’amorcer lors d’un «galop d’essai» préparatoire au livre : l’exposition «La Fabrique des images», dont il a été le commissaire en 2010-2011 pour le musée du Quai-Branly. «Le livre d’or de l’expo est une mine d’informations !» s’amuse-t-il, racontant comment il guettait les contorsions des visiteurs devant des masques de Malaisie ou des sculptures inuites.
Peut-être certains historiens de l’art grinceront-ils des dents face à quelques critiques. Comme lorsque Descola regrette leur tendance à qualifier de «réaliste» la peinture occidentale où l’artiste représente fidèlement ce qu’il voit. «Rien n’autorise à affirmer que ce qui est appréhendé par l’œil, puis restitué au plus près dans une construction géométrique, serait plus «réel» […] que ce que donnent à voir d’autres modes de figurations», écrit-il, appelant à ne pas regarder de haut des œuvres qui pourraient nous sembler naïves. Pour les visiteurs qui accepteront de jouer le jeu, la lecture sera ambitieuse – un peu comme visiter tout le Louvre en un week-end. Elle sera aussi passionnante : Descola ajoute à sa casquette de commissaire pointilleux celle de guide passionné, et déploie des présences nouvelles et fascinantes.
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