Deux témoignages paraissent en janvier sur ce sujet encore tabou. Loin des clichés de l’auto-humiliation, ils sont les récits d’un difficile exercice de reconstruction, alors que les femmes sont encore nombreuses à identifier boisson et émancipation.
Ces lignes datent de 1987. Trente-quatre ans plus tard, la femme qui boit est toujours un scandale et un secret, coincée quelque part entre les clichés extrêmes de la mère au foyer, épouse esseulée qui vide et planque consciencieusement ses bouteilles de vin ou de whisky en attendant le retour de son mari et de ses enfants, et celui de la « pochtronne », pilier de bar, naufragée de la rue, qui à force de picoler a tout perdu.
Alcoolisation mondaine et festive
Deux livres en forme de coming out, paraissant en janvier, lèvent le voile sur cette figure, toujours un peu taboue : Jour zéro de Stéphanie Braquehais (Iconoclaste, 304 pages, 18 euros) et Sans alcool de Claire Touzard (Flammarion, 336 pages, 19,90 euros).
La question du pseudonyme ne s’est pas posée, assure Claire Touzard. « J’assume tout. Puis, je n’ai pas la gueule de l’emploi. » La journaliste « présente bien », est douée au boulot, a plein d’amis et une « peau fiable » : elle est donc insoupçonnable. Elle écrit : « J’ai toujours compris les alcoolos, car j’en suis une. Mieux sapée, plus déguisée, moins abîmée d’extérieur ; à l’intérieur, pourtant je me noie, c’est la douleur qui pointe à chaque fin de biture, chaque fin de soirée, chaque nuit où je suffoque, le gros rouge au ventre. »
« En France, c’est presque une blague d’être alcoolique. Personne ne m’en parlait. C’était noyé dans une consommation excessive pour tout le monde », observe Claire Touzard
Le 31 décembre 2019, sur la plage bretonne où elle a bu sa première bière, elle s’est fait la promesse d’en finir avec ces nuits à enchaîner les verres avant de s’écrouler. Une alcoolisation mondaine et festive qu’elle poursuivait chez elle, seule dans son salon. Pendant des années, personne ne s’est douté que cette journaliste souriante et douée n’était pas juste cool et déjantée, mais qu’elle était d’abord profondément triste. « En France, c’est presque une blague d’être alcoolique. Malgré mon comportement quand je buvais, malgré mes problèmes de santé, personne ne m’en parlait. C’était noyé dans une consommation excessive pour tout le monde », observe-t-elle.
Autour d’elle, l’enthousiasme est mesuré quand elle annonce « je ne bois plus ». On ne la croit pas tout à fait, on la décourage parfois, on ne la félicite pas comme quand elle a arrêté de fumer : « La sobriété est corrosive, sans doute parce que c’est un miroir qu’on tend à l’autre. » Elle observe autre chose : « Les réactions de beaucoup de gens me rappellent celles qu’on me faisait quand j’écrivais des articles sur le féminisme. On me reproche de casser l’ambiance. On refuse de voir qu’il y a un problème. »
Quand l’écrivaine américaine Leslie Jamison s’est mise à parler autour d’elle de son projet d’écrire sur son alcoolisme, elle s’est heurtée à une réaction décourageante. « Je les voyais prendre un air absent. Ah, ce livre, semblaient-ils répondre, j’ai déjà lu ce livre. » Que raconter de plus sur l’addiction que ce qui semble avoir été déjà été dit et écrit mille fois ? Que raconter de plus que le cercle infernal « envie, consommation, répétition » ? Que raconter de plus que le schéma narratif bien connu : se noyer, toucher le fond, taper du pied pour rejaillir hors de l’eau, sobre et réparé ? « Les histoires de naufrage m’avaient toujours fascinée, écrit l’essayiste de 37 ans. Mais je voulais savoir si des histoires de guérison pouvaient être aussi prenantes que celles sur la déchéance. » Le résultat, Récits de la soif (Pauvert, à paraître le 13 février) est épatant : une enquête littéraire de 486 pages qui explore autant l’addiction et la sobriété que leur mise en récit.
Car avouer publiquement son alcoolisme s’apparente encore trop souvent à un rite d’auto-humiliation. Des actes de contrition publics, sur les plateaux des talk-shows où les quantités d’alcool ingurgitées au plus fort de la maladie sont soulignées, répétées, rabâchées. Le téléspectateur peut souffler en se resservant un verre : ces soiffards de compétition n’ont rien à voir avec moi. Santé. Idem dans les témoignages parus ces dernières décennies : le ou la protagoniste boit jusqu’à plus soif, il ou elle perd tout – souvent dans cet ordre : son travail, ses amis, sa femme ou son mari. Un événement tragique (baston, hospitalisation…) symbolise qu’on a « touché le fond ». « Les récits français sont très sombres, très tragiques », estime Stéphanie Braquehais qui a eu du mal à s’identifier à ces hommes et à ces femmes.
Elle, ne buvait jamais seule mais toujours avec excès. Pour autant, « on n’a pas besoin de faillir mourir pour arrêter », dit-elle. L’ex-journaliste, installée au Kenya, n’aime pas le mot « ex-alcoolique » : « L’évocation de l’alcoolisme permet aux gens de continuer à boire parce que c’est un terme trop énorme. Je ne m’y reconnais pas, je réclame une révolution des mots. » Elle préfère se dire « abstème ».
Renaissance tâtonnante
C’est du côté des Américaines et des Britanniques qu’elle s’est retrouvée. Ces dernières années, de nombreux récits de femmes renouvellent le genre du témoignage de l’ex-addict. Elles décrivent des parcours moins spectaculaires. Souvent, elles n’ont jamais bu le matin, elles n’ont pas connu les tremblements et n’ont pas perdu leur job ou leur famille à cause de l’alcool. Elles n’ont pas fini en cure de désintoxication. Leur renaissance est plus humble, tâtonnante. Surtout, pour elles, la sobriété n’est pas une punition imposée de l’extérieur mais un mode de vie choisi volontairement.
« Quand tu arrêtes de boire, tu prends possession de tes opinions et de ton corps. Le regard des autres a moins d’importance », affirme Stéphanie Braquehais
Dans ces récits marqués par la légèreté et par l’humour, Stéphanie Braquehais a puisé la conviction qu’une vie sobre n’est pas une vie sinistre. « Quand tu arrêtes de boire, tu prends possession de tes opinions et de ton corps. Le regard des autres a moins d’importance », dit-elle. Ce que lui apporte la sobriété, au-delà du plaisir de se réveiller sans se demander ce qu’elle a bien pu fabriquer la veille, c’est le sentiment de reprise en main de sa vie : « Je quitte mon statut de victime pour endosser le rôle de capitaine sur la passerelle du navire, écrit-elle. Ne pas boire de l’alcool, ce n’est pas être sage. C’est devenir antisystème. » Pour elle, une société plus sobre, c’est une société plus clairvoyante : « Je ne prône pas l’abstinence mais questionner collectivement notre rapport à l’alcool et la place qu’il occupe dans nos rapports sociaux permet de voir les choses telles qu’elles sont, d’accepter la réalité telle qu’elle est, sans se mentir, ni user de faux-semblants, ça peut permettre plus d’honnêteté dans le rapport à l’autre. »
Dès ses premiers jours d’abstinence, l’ex-journaliste a éprouvé l’urgence d’écrire. « J’ai eu besoin d’explorer mes raisons d’arrêter », explique-t-elle. De mettre à plat le résultat de ses recherches compulsives sur le sujet, des neurosciences à l’histoire, pour comprendre ce qui lui était arrivé. De décortiquer ses années de fêtes arrosées et de lendemains vaseux. Détricoter son histoire de façon lucide peut être éprouvant. Il s’agit de se repasser le film de ses années d’alcoolisation. Une collection de souvenirs marqués par la honte et le dégoût de soi. Plus encore quand on est une femme. Stéphanie Braquehais répète cette phrase lue sur un blog : « Lorsque les hommes ont un trou noir alcoolique, ils s’en prennent aux autres. Quand les femmes ont un trou noir alcoolique, on s’en prend à elles. » Elle écrit : « Pendant l’ivresse, j’étais la reine. Je mesurais l’étendue de mon pouvoir à ma capacité à attirer le mâle. (…) Le lendemain, les rapports de force s’inversaient, je me réveillais salie et dépossédée (…), je voulais avoir la même liberté qu’eux. Je me croyais chasseuse, alors que, le plus souvent, j’étais devenue proie. »
Une contestation de sa féminité
Comme beaucoup de femmes, ces deux autrices ont associé la boisson à un acte d’empowerment, un geste d’indépendance. « Penser que l’émancipation passe par l’alcool est une erreur, on perd sa puissance alors qu’on pense être une super-héroïne »,souligne Claire Touzard qui, dans son livre, écrit : « Etre bourrée était pour moi politique en soi, il [l’alcool] était une irrévérence, un pied de nez au statut de femme trop lisse que l’on m’obligeait à tenir. »
« Je désirais faire du bruit. Etre à l’égal des hommes. Et il me semble que c’est le cas de nombreuses filles de ma génération », confie Claire Touzard
Comme si se servir un verre de chardonnay bien frais ou un bon verre de bordeaux était un geste de contestation de sa féminité. Quand elle pense aux femmes au foyer des années 1950-1960 qui se tuaient en cachette dans leur cuisine à coups d’alcool – « l’alcoolisme tragique du patriarcat » –, Touzard songe combien c’est étrange : « Car je buvais pour l’exact inverse : je désirais faire du bruit. Etre à l’égal des hommes. Et il me semble que c’est le cas de nombreuses filles de ma génération. »
« L’alcoolisme féminin est l’alcoolisme de la honte et de l’atteinte au corps symbolique, atteinte de l’intégrité, de la dignité, écrivait Pascale Moins-Chareton, psychiatre et psychanalyste, en 2014. Considérer l’alcoolisme autrement que comme un simple démêlé chimique avec un produit est déjà un premier pas. Une addiction (étymologiquement ad-dicere, c’est être dit par l’autre) est aussi un fait de parole. » La poétesse lesbienne et féministe Renée Vivien, elle-même alcoolique, dépeignait déjà au début du XXe siècle ces bacchantes tristes, leur errance alcoolique et leur subversivité. Ces femmes qui buvaient comme pour prendre la parole contre un monde qui ne voulait pas d’elles, qui retournaient la violence de la société contre elles-mêmes.
Troubles du comportement alimentaire
Des femmes très fines, comme elle : Renée Vivien était anorexique. Ça n’est pas un détail. Les femmes alcooliques souffrent souvent de troubles du comportement alimentaire, un tabou que brisent les autrices de Jour zéro et de Sans alcool. Lorsque Claire Touzard en parle à Fatma Bouvet de la Maisonneuve, psychiatre et spécialiste de l’alcool au féminin, celle-ci lui explique que son cas n’est pas rare : « Il m’apparaît que mon anorexie, puis mes problèmes d’addictions, sont tous liés à cette relation tumultueuse avec mon genre. Ce désir de tuer la féminité telle qu’on m’avait demandé de l’endosser, de redevenir androgyne pour n’être plus qu’un esprit : ce dégoût de moi et de ce corps. »Stéphanie Braquehais établit le même parallèle : « Je buvais de l’alcool pour m’oublier. Ne plus exister. La même mécanique avait lieu dans la volonté de perdre du poids. »
Plutôt que de continuer à boire, ces femmes ont fait le choix de se sauver en prenant la plume et en ne cachant plus. « Mais ce phénomène de coming out reste très minoritaire », souligne Carole Gazon. Cofondatrice d’Alcool au féminin, un groupe de parole sur Facebook qui compte quelque 970 abonnées, elle a l’habitude que ses membres lui demandent de façon insistante si « vraiment »personne ne peut voir qu’elles sont dans le groupe. « Elles ont terriblement honte. Parce que, aujourd’hui encore, ces femmes sont rejetées par la société et même par le corps médical. L’alcoolisme féminin suscite toujours le rejet et le dégoût. On dit d’elles que ce sont des femmes de mauvaise vie. Des ivrognes. Des pochtronnes. » Alors, elles se cachent.
Alice Coffin décrit très bien cette honte dans Le Génie lesbien(Grasset, 2020). « Si je n’ai jamais eu de difficultés à dire que j’étais lesbienne, j’ai davantage compris les affres du coming out grâce à mon alcoolisme », écrit-elle. L’élue parisienne célèbre la sortie du placard (« Le coming out est un acte de courage. Un acte de joie et d’amour ») et la fin de la honte : « Se reconnaître comme alcoolodépendante, en parler, c’est accepter de se revendiquer d’une identité stigmatisée et chargée de honte sociale. » En partageant son récit, en écoutant ceux des autres, on comprend que l’on n’est ni seules ni condamnées.
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