— 1 janvier 2021
Nathanaël Wallenhorst : «Nous voulons un autre monde, et nous le voulons maintenant»
S’inspirant des analyses du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, le docteur en sciences de l’éducation invite à combattre le néolibéralisme grâce à la «résonance», concept opposé à l’accélération du monde et s’appuyant sur l’écoute des autres. Une réflexion qui ne relève pas uniquement du développement personnel, mais qui s’ancre dans une pensée politique révolutionnaire.
Alors que l’horizon politique semble complètement fermé en ces temps de pandémie, il est des idées qui se déploient, qui infusent et qui, pourquoi pas, pourraient changer le monde. Parmi elles, les analyses du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, qui a si bien décrit l’accélération à l’œuvre dans nos sociétés (1), auquel il oppose non pas la décélération, mais une voie magistrale : la «résonance» (2). Plus qu’une métaphore musicale, le concept propose un nouveau rapport au monde, aux autres et aux choses, basé sur l’écoute. Des «convivialistes», ce mouvement international (3) qui veut lutter contre le néolibéralisme et qui inspire les partis de gauche, s’en emparent dans un essai vivifiant : Résistance, résonance : apprendre à changer le monde avec Hartmut Rosa (éd. Le Pommier). Rencontre avec Nathanaël Wallenhorst, docteur en sciences de l’éducation, enseignant à l’Université catholique de l’Ouest (UCO), qui a coordonné l’ouvrage.
En quoi le concept de résonance de Hartmut Rosa peut-il être une boussole pour changer notre rapport utilitariste au monde ?
Le concept de résonance est formalisé par Rosa en 2016, dans le prolongement de la tradition intellectuelle de la «théorie critique» qui analyse les processus d’aliénation de la modernité capitaliste tout en proposant des voies pour déjouer cette aliénation. La «résonance» vient s’opposer à l’«accélération», qui constitue la principale aliénation de notre époque avec cet impératif de croissance qui nous contraint à une accélération perpétuelle et insoutenable. Le problème vient du fait que nos sociétés contemporaines ne peuvent se stabiliser que dans ce mouvement de la croissance et de l’accélération de l’innovation, comme le montre la fragilisation engendrée par l’arrêt de cette course folle avec la pandémie de Covid-19. Une belle illustration de la nécessité urgente et absolue de changer de paradigme !
Comment définir la résonance ?
Pour Rosa, il nous faut trouver le chemin d’une relation vivante et responsive avec le monde. Cela suppose d’accepter que le monde nous soit indisponible, incontrôlable et imprévisible. La résonance de Rosa renvoie à une expérience par laquelle nous ressentons avec intensité notre relation au monde. Au-delà de la métaphore musicale, cette vibration décrit une manière, basée sur l’écoute, de se lier au monde, aux autres et à la Terre. On se laisse toucher par quelque chose, quelqu’un, et transformer par et dans cette rencontre. Mais cela n’a rien à voir avec l’harmonie, car il y a dans la résonance de la dissonance et de la résistance. Contrairement à ce qu’on pourrait croire a priori, avec la résonance on n’est pas dans le registre du développement personnel, la notion revêt un aspect très politique. La force de l’idée de résonance est là : elle embarque chaque sujet à partir de son expérience personnelle, de sa subjectivité, tout en visant une sortie de l’hubris contemporaine (cette folie de la démesure) pour faire émerger des sociétés postcroissance.
Vous pointez cependant rapidement les limites de la pensée de Rosa pour sortir concrètement du capitalisme. La résonance ne suffira-t-elle pas pour changer de paradigme ?
Les convivialistes cherchent à fédérer l’ensemble des pensées alternatives au néolibéralisme contemporain, la résonance en est une pierre considérable. Nous partageons avec Rosa l’idée que nous coexistons plus que nous n’existons. Rosa pense possible l’avènement d’un autre monde en dehors de la lutte. Il envisage un monde qui serait sorti du capitalisme, et de cette accélération de nos sociétés qui a contaminé tous les domaines de l’existence et, en ce sens, Résonance est un des livres les plus importants de ces dernières années. Mais comme avec tout nouveau concept, il s’agit de circonscrire son champ d’application. Le chemin opérationnel de sortie du capitalisme rentier et spéculatif est insuffisamment pensé. En ce qui me concerne, je ne peux pas fonder toute mon espérance en l’avènement d’un monde commun sur la résonance. J’ai besoin de cette dialectique avec la résistance.
La révolution que nous appelons de nos vœux ne consiste pas à renverser par la force le régime politique actuel mais à s’arracher au déterminisme économique, pour construire un monde où nos actions ne contribuent plus au réchauffement climatique et à l’altération du vivant. Et cela n’a rien d’une utopie, cette volonté de transformer l’aventure humaine est partagée par de nombreux citoyens.
Comment faire entendre cette voix dans les circonstances actuelles ?
Nous voulons cet autre monde, caractérisé par sa durabilité et sa justice sociale, et nous le voulons maintenant - non par caprice, mais parce qu’il s’agit d’une urgence. Apprendre à changer le monde en anthropocène (cette nouvelle époque géologique caractérisée par une modification des conditions d’habitabilité de la Terre par l’homme) est une nécessité proprement vitale. Ici, la résistance est importante car, si on regarde les politiques écologiques de ces dernières années, on soigne un cancer avec un pansement. On construit des digues de sable face à un tsunami. C’est pourquoi nous mettons l’accent sur l’idée d’opposition et de conflictualité que la résonance exprime mal ou trop peu.
Actuellement, le gouvernement apparaît comme sourd à l’ampleur du risque environnemental. De notre côté, il nous semble important de partager le plus largement les idées convivialistes, et de lutter politiquement contre nos dirigeants qui poursuivent un objectif d’augmentation de la croissance en dépit de menaces de l’anthropocène. Si on continue d’altérer le vivant dans lequel on est immergé, on compromet la pérennité de la vie humaine en société. C’est pourquoi la reconnaissance du crime d’écocide (qui n’a rien d’un simple «délit», contrairement à sa récente requalification) est si importante.
A quoi ressemblerait la démocratie convivialiste que vous appelez de vos vœux ?
Nous défendons une démocratie radicale qui se distingue des extrêmes et des extrémismes. Radical dans le sens de «prendre les choses à la racine» (du latin radix) sans tomber dans les extrêmes pour lesquels la force est le moyen politique par excellence. Il faudrait commencer par avoir une assemblée supplémentaire : un parlement du futur, un endroit où l’on peut déjouer les logiques politiciennes court-termistes dans lesquelles chacun cherche seulement à se faire réélire. Cela permettrait de faire adopter des mesures de bon sens pour changer nos modes de vie, de déplacement et de consommation. Il s’agit de faire le choix des limites. Limiter par exemple les objets de consommation qui contribuent au réchauffement climatique et altèrent la biodiversité, faire qu’ils ne soient plus vendus dans les supermarchés. Nous sommes pour plus d’interdits, mais des interdits décidés collectivement, en vue du bien commun.
Actuellement, on nous pose un nombre considérable d’interdits sous couvert de gestion d’urgence de crise - et ceux-ci se font en dehors de débats démocratiques ! Nous vivons dans une période qui ne cesse d’être toujours davantage caractérisée par les crises, et il est nécessaire que notre démocratie l’intègre pour qu’elle perdure. Pour rien au monde nous ne devons sortir des débats parlementaires démocratiques, en revanche nous devons les arrimer à l’avenir (ce qui serait la fonction de cette chambre de l’avenir).
Aujourd’hui, on est porté par un grand récit technoscientifique, l’idée qu’on peut et doit faire les choses toujours plus rapidement, toujours mieux, toujours aidés par la technique, avec pour horizon le transhumanisme. Je crois que nous avons la capacité de muter, mais, au contraire, en changeant la façon dont on est les uns avec les autres. Coexister dans un respect entre humains et non-humains, est une évolution possible.
Comment éduquer les générations futures à un rapport plus résonant au monde ?
Le gouvernement actuel ne semble pas prendre la mesure de l’urgence à agir pour la jeunesse, comme en atteste leur gestion de la crise sanitaire. Leur désespoir est certain dans ce contexte. La phobie scolaire, le décrochage, l’addiction aux écrans, toutes ces problématiques sont exacerbées par les confinements successifs…
Au-delà de cela, le néolibéralisme qui irrigue toute notre société est parvenu à se loger au cœur de notre école, qu’il nous faut désormais entièrement repenser. Un des apports conceptuels de la résonance pour la pensée éducative, c’est justement que son centre de gravité n’est pas l’individu (avec son «portefeuille de compétences» - quelle expression !). Elle est non capitalisable par essence, elle est fugitive, fugace, ce qui permet de penser l’acte éducatif autrement que comme une intégration de savoirs, un acte de préemption, d’accroissement, mais comme une expérience collective fondatrice. Si l’on suit Rosa, la résonance implique de l’indisponibilité. Comme l’écrit Renaud Hétier, l’école se contente souvent de mettre les œuvres de la culture à disposition des élèves, ce qui n’assure en rien leur réception et, peut-être, les rend mutiques. Il faut insuffler de la créativité, au sens winnicottien, c’est-à-dire donner la possibilité de «trouver» les objets culturels et de les faire siens.
Les enfants sont capables de beaucoup de choses : écrire un livre, monter une entreprise, créer toutes sortes de projets, ce qui leur permettrait de sortir de l’ennui scolaire. Il s’agit d’apprendre à dialoguer avec ce monde, à l’écouter, et non plus le dominer. La virtualisation à l’œuvre avec la pandémie, en nous éloignant du sensible, ne nous aide pas à progresser en ce sens.
Votre livre se termine sur un appel pour résister au capitalisme, qui passerait par une «révolution poétique»…
Le philosophe Jean-Marc Lamarre, qui est l’auteur de ce chapitre, voit dans la résonance une façon de penser le poétique, c’est-à-dire la relation sensible, affective et imaginaire de l’homme avec le monde. C’est l’idée que les choses nous parlent littéralement, et pas seulement en un sens métaphorique. Faire une révolution poétique passe par le fait d’habiter poétiquement sur Terre, c’est-à-dire en mortels, en se tenant dans les limites de la finitude.
(1) Accélération, une critique sociale du temps, La Découverte, 2010. (2) Résonance, une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018. (3) Internationale convivialiste, second manifeste convivialiste, Actes Sud, 2020.
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