— 25 décembre 2020
La sépulture du petit Yahya dans un village sur l'île de Samos, fin novembre. DR
Yahya, petit Afghan de 5 ans, s'est noyé lors de sa traversée de la Méditerranée, alors qu'il était accompagné de son père. Rescapé, celui-ci a été inculpé par la justice grecque de «mise en danger de la vie d’autrui» et «abandon d’enfant». Faut-il criminaliser, et même seulement culpabiliser, les parents qui emmènent leurs enfants dans ce voyage, forcément périlleux, vers le rêve d’une vie meilleure ?
D’après les photos reçues par Libération, c’est une simple tombe en marbre gris à l’ombre des cyprès. On devine quand même qu’elle recèle beaucoup d’amour et de chagrin, quand on découvre le grand cœur blanc peint sur la dalle. La stèle mentionne une vie très courte : «Venu d’Afghanistan, né le 16 avril 2015, mort le 8 novembre 2020». L’enfant qui ne grandira jamais repose ici désormais. Dans ce cimetière, sur l’île grecque de Samos à la frontière orientale de l’Europe.
Ce petit garçon prénommé Yahya est mort le 8 novembre, lors du naufrage d’une embarcation venue de Turquie dont les côtes sont visibles à l’œil nu depuis Samos. Cette nuit tragique, il se trouvait avec son père, Nadir Ayoubi, et 22 autres candidats à l’exil fuyant la misère ou la guerre, lorsque la barque qui les transportait, affrontant un soudain coup de vent, s’est renversée puis fracassée sur des rochers. C’est là qu’a été retrouvé le corps de l’enfant. Non loin d’une femme enceinte qui accouchera deux jours plus tard. Une vie s’en va, une autre arrive. Mais qui s’est ému de cette tragédie ?
Menottes
Le père de Yahya aurait été rejeté un peu plus loin par les vagues qui ont éparpillé les naufragés sur ces rivages déchiquetés alors plongés dans la pénombre. Mais aujourd’hui, c’est lui qui fait figure de coupable. Nadir Ayoubi, 25 ans, a été inculpé par la justice grecque de «mise en danger de la vie d’autrui» et «abandon d’enfant». Il risque dix ans de prison. Son procès devrait avoir lieu dans un an. Arrêté quelques heures après le naufrage, et dans un premier temps incarcéré, il ne sera autorisé à voir le corps de son fils que deux jours plus tard, les mains entravées par des menottes. Il est désormais en liberté provisoire, installé dans un hôtel grâce à son avocat, et bénéficie d’un suivi psychologique intensif. «On ne l’a pas retrouvé près de son enfant en train de pleurer. Si c’était mon fils, je serais resté à ses côtés», déclarera pourtant au New York Times Dimitris Tsimas, le commandant des garde-côtes de Samos.
Faut-il criminaliser, et même seulement culpabiliser, les parents qui emmènent leurs enfants dans ce voyage, forcément périlleux, vers le rêve d’une vie meilleure ? «À ma connaissance c’est bien la première fois qu’un père migrant est inculpé pour un tel motif en Grèce», souligne Dimitris Choulis, l’avocat de Nadir Ayoubi, joint à Samos par Libération. «Les propos de Tsimas sont révoltants ! Le père n’avait pas vu le corps de son enfant. Il ne savait pas qu’il était mort. Dans la confusion du naufrage, il est tout de suite parti chercher de l’aide. Et c’est à ce moment-là qu’il a été intercepté. Il fallait le voir à l’enterrement, c’est un homme brisé par le chagrin»,s’insurge l’avocat.
«Complicité de trafic de migrants»
Par une étrange coïncidence, le père de Yahya a été présenté devant un juge à Samos le 12 novembre. Au lendemain de l’arrestation, à des milliers de kilomètres de là, de Mamadou Lamine Faye, un père sénégalais accusé d'«homicide involontaire» et de «complicité de trafic de migrants». Pour avoir payé – 380 euros – la traversée en pirogue vers les îles Canaries, de son jeune fils, Doudou, 14 ans, qui rêvait de devenir footballeur professionnel en Europe. L’enfant, tombé malade, est mort en pleine mer. Et le 8 décembre, la justice sénégalaise a condamné Mamadou Lamine Faye, figé dans son désespoir pendant l’audience, et deux autres pères d’enfants candidats à l’exil (mais qui eux ont survécu) à un an de prison, dont un mois ferme. Il est trop tôt pour savoir si ces deux actions judiciaires concomitantes annoncent une nouvelle tendance, visant à cibler les parents des enfants migrants pour dissuader les candidats à l’exil. D’autant qu’en réalité, les deux drames sont très différents.
«Nadir n’avait pas le choix. Toute sa famille avait quitté l’Afghanistan sous les bombes. D’abord pour l’Iran, avant de repartir en Turquie», rappelle l’avocat. Sauf que la Turquie n’offre aujourd’hui le statut de réfugié qu’aux seuls Syriens. À charge pour le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) sur place de gérer les autres demandes d’asile en négociant avec de lointains pays occidentaux. Dans cette loterie incertaine, les parents et les frères et sœurs de Nadir ont tous réussi à obtenir l’asile aux Etats-Unis et au Canada. «De façon incompréhensible, le dossier de Nadir a été rejeté. Entre-temps, il s’était mis en couple, a eu cet enfant. Puis sa femme a craqué. Elle les a abandonnés. Tentant la première, la traversée vers la Grèce. A ce moment-là, Nadir, lui, avait trop peur de la mer»,raconte encore l’avocat.
Mais lorsque sa demande d’asile est rejetée en appel, le jeune homme redoute d’être renvoyé en Afghanistan où il n’a plus aucune famille. Désormais seul avec son enfant, il s’est alors résolu à tenter cette traversée fatale. «C’est évident que l’inculpation inédite de Nadir envoie un message : "Ne montez pas dans une barque avec vos enfants depuis la Turquie, car vous pouvez être inculpés." C’est une nouvelle forme d’intimidation et d’atteinte au droit d’asile»,souligne Dimitris Choulis.
Malaise
La tragédie s’est déroulée dans un contexte troublant. Rien ne concorde entre les conditions et l’heure supposées du sauvetage selon les garde-côtes grecs, et ce que racontent les naufragés. Lesquels affirment avoir vu deux bateaux militaires s’approcher d’eux, les éclairer avec leurs énormes lampes torches, avant de repartir. «Nous n’avons rien repéré, c’était trop sombre et il y avait trop de vagues», ont rétorqué les garde-côtes grecs. Parole contre parole.
Mais le malaise est d’autant plus fort que l’autopsie du petit Yayha, réclamée avec insistance par l’avocat, et finalement effectuée douze jours après le naufrage, le 20 novembre, fixe l’heure du décès avec une étonnante précision, à 23 h 45. «Totalement impossible ! Tant de jours après on peut, au mieux, avoir une fourchette horaire», s’exclame un spécialiste, consulté à Paris par Libération. «Sauf que 23 h 45, cela dédouane totalement les garde-côtes, officiellement alertés d’une embarcation en détresse à minuit trente», note l’avocat.
Il soupçonne ouvertement les garde-côtes d’avoir dès le départ été moins préoccupés par le sauvetage des naufragés que par l’organisation de leur renvoi immédiat en Turquie. Négligeant par conséquent l’approche en mer, et rebroussant chemin pour envoyer une équipe par la route les cueillir sur les rochers, avant qu’ils ne soient vus par d’autres témoins. «Mais comme le groupe s’était scindé et qu’un enfant a été trouvé mort, il n’y avait plus moyen de les renvoyer discrètement, en prétendant ensuite qu’aucune barque n’avait jamais accosté ce soir-là. Une pratique devenue hélas courante», souligne Dimitris Choulis qui rappelle que l’embarcation sur laquelle se trouvait Yayha est la première dont l’arrivée à Samos est officiellement enregistrée depuis mars.
Grâce à des témoignages alimentés par des images fournies par ceux qui ont été refoulés, on sait pourtant que d’autres barques se sont approchées ou ont effectivement accosté, à Samos comme sur les autres îles qui font face à la Turquie, avant que leurs occupants ne soient renvoyés manu militari vers la case départ. Une pratique illégale, contraire au droit d’asile, communément appelée «push back».
L’ONG Aegean Boat Report, qui tente de repérer ces traversées, a ainsi enregistré cette année 296 cas de push back visant 9 012 personnes. Plus préoccupant encore, des échanges de mails récupérés par le magazine allemand Der Spiegelou les cyberactivistes du site Bellingcat attestent que Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, est au courant de ces pratiques de refoulements illégaux. Et y aurait même parfois participé. Jusqu’à présent la Grèce, comme Frontex, oppose un démenti formel à ces allégations. Mais le sujet a été porté jusqu’au Parlement européen à Bruxelles. Et certains migrants refoulés ont porté plainte. Quelle consolation cela peut-il apporter au père d’un enfant mort, qui attend son procès sur une île grecque ?
Il fallait trouver un coupable pour ne pas avoir à justifier la lenteur inexplicable du sauvetage, dénonce, en substance, dans un texte publié sur les réseaux sociaux, Josie Naughton à la tête de l’ONG Help refugees-Choose love. Fustigeant dans la foulée l’échec des politiques migratoires de l’Europe qui conduisent à «la criminalisation de ceux qui cherchent aide et protection», et sont «si désespérés qu’ils sont prêts à risquer leur vie et celles de leurs familles dans ce périple».
Arguments indécents
Au moins «700 enfants sont morts, noyés en Méditerranée, ces cinq dernières années»,rappelle un rapport, publié par Save the Children début septembre pour commémorer les cinq ans de la mort d’Aylan Kurdi. Ce petit Syrien de 4 ans, à peine plus jeune que Yayha, avait été retrouvé mort sur une plage turque, après le naufrage, en pleine mer, de la barque où se trouvait sa famille, le 2 septembre 2015. Seul le père avait survécu, sa femme et ses deux enfants, Aylan et son frère, disparaissant dans cette tragédie, une parmi d’autres.
Mais la photo du petit garçon, gisant sur la plage, reproduite à l’infini, avait suscité un sursaut planétaire. Une émotion d’une telle ampleur que les pays européens, conduits par Angela Merkel, avaient alors promis d’ouvrir leurs portes à ces désespérés. Cette générosité aura duré le temps d’une saison. Et c’est au contraire «un durcissement des politiques migratoires qui s’est imposé par la suite», constate Save the Chidren. À l’époque de la mort d’Aylan, seuls les ténors de l’extrême droite européenne avaient osé accuser le père de ce petit Syrien de «mise en danger de la vie d’autrui». Il faut croire que le curseur s’est déplacé, autorisant désormais des arguments jugés indécents à l’époque.
Sur la tombe du petit Yahya figure une autre inscription gravée en grec : «Il s’est noyé lors d’un naufrage. Ce n’était pas la mer, ce n’était pas le vent. C’était la politique et la peur.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire