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lundi 28 décembre 2020

Parentologie : mon fils veut devenir youtubeur, c’est grave, docteur ?


YouTube n’est plus seulement le pourvoyeur de vidéos qui scotchent les enfants devant les écrans, constate Nicolas Santolaria dans sa chronique. Désormais, les gamins aux millions de vues et de revenus sont l’étalon de la réussite sociale.

Publié le 27 décembre 2020

Du haut de ses 9 ans, mon fils aîné ne cesse de répéter qu’il veut devenir youtubeur. Ou, plus exactement, qu’il aimerait bien « poster des vidéos sur YouTube », car il ne s’agit pas encore à proprement parler d’un véritable projet professionnel. De là où vous êtes, peut-être entendez-vous l’immense « ouf » de soulagement suscité par cette simple nuance, soulagement néanmoins mâtiné d’une profonde inquiétude. En effet, pour beaucoup de parents, YouTube figure une sorte d’antichambre de l’enfer. Lorsque votre rejeton commence à intégrer le champ d’attraction de cette plate-forme que scrutent attentivement les pédophiles, dans votre esprit, c’est un peu comme s’il vous annonçait qu’il voulait devenir avaleur de sabres.

Ce sont, en premier lieu, les vidéos de ses copains en train de jouer à Fortnite, postées sur ce réseau, qui ont conduit mon fils à se tourner vers YouTube. Pour voir. Mais c’est surtout au travers de la culture « tuto » (ces petites séquences qui vous apprennent à faire des choses) que son intérêt a grandi. Sans que j’aie trop compris comment tout cela avait démarré, il s’est mis à suivre Masis (152 000 abonnés), un youtubeur qui propose des cours de dessin dispensés avec un petit cheveu sur la langue, ce qui ajoute au charme intimiste des tutoriels. D’un point de vue didactique, les vidéos sont extrêmement efficaces : en quadrillant la feuille, Masis vous permet, même si vous n’avez pas de technique, de reproduire avec précision des personnages de manga, comme par exemple le célèbre Kakashi, de la série Naruto.

Fièvre acheteuse

En peu de temps, mon fils a réussi à réaliser quasi parfaitement ce portrait en utilisant simplement deux stylos Bic. Masis est donc un peu le Verrocchio du XXIe siècle, formant, dans son atelier virtuel, des générations d’apprentis qui dessineront, demain, plus ou moins comme lui (plutôt plus que moins, d’ailleurs, tant on est ici dans le mimétisme procédural). Mais Masis est aussi un influenceur déballant et testant le matériel que lui envoient gracieusement les marques. Cette dimension de sa pratique a une forte influence sur les jeunes esprits, puisque la passion naissante de mon fils pour le dessin s’est rapidement doublée d’une fièvre acheteuse. Tel crayon de marque, telle gomme de précision, telles feuilles au grammage précis devenaient soudain indispensables à la réalisation d’une œuvre de qualité.

Il s’est alors mis à passer de plus en plus de temps sur Amazon, rêvant devant tout cet « incontournable » attirail de mangaka d’appartement. Dernièrement, il m’a même montré une incroyable (et très onéreuse) table à dessin, qui évite d’« avoir la nuque penchée ». En attendant, peut-être, l’huile décontractante pour le poignet et les pantoufles chauffantes de bédéiste frileux. La culture « tuto », si elle permet un échange bienvenu de savoir-faire, est donc aussi, à certains égards, une éducation subreptice au consumérisme. Les enfants sont si prompts à adopter sans distance des modèles de comportement, les images si puissantes et les nouveaux ressorts de la persuasion si retors que le parent se trouve un peu démuni face à ce mentorat à double fond, généreux et intéressé à la fois.

Devenue le point nodal de cette hypnose générationnelle, la plate-forme de vidéos est largement plébiscitée par les très jeunes, qui y passent désormais plus de temps que devant la télé.

A ce propos, permettez-moi de faire à mon tour du placement de produit et de vous conseiller la lecture de l’excellente bande dessinée Consommation : le guide de l’anti-manipulation(Castermann, 2020, 46 p.), d’Adrienne Barman et de notre collaboratrice Guillemette Faure. 

L’ouvrage explique aux enfants de manière simple comment éviter certains de ces pièges qui les incitent mécaniquement à acheter. Mais revenons à nos moutons (de Panurge). Apparemment, mon fils n’est pas le seul à faire le pied de grue devant cette hétéroclite caverne d’Ali Baba visuelle qu’est YouTube. En 2018, d’après Médiamétrie, un enfant français regardait en moyenne des vidéos durant 2 h 26 chaque mois. Si cela peut vous consoler, c’est pire outre-Atlantique.

Une étude menée aux Etats-Unis sur les jeunes de moins de 8 ans par l’organisation non gouvernementale Common Sense, en partenariat avec l’université du Michigan, a montré que le temps passé devant les vidéos avait doublé en trois ans, s’établissant à 39 minutes quotidiennes en 2020. Les technologies mobiles favorisant l’augmentation des usages, 34 % des enfants américains de moins de 8 ans regardent aujourd’hui des vidéos en ligne tous les jours, contre 24 % en 2017. Devenu le point nodal de cette hypnose générationnelle, YouTube est largement plébiscité par les très jeunes, qui y passent désormais plus de temps que devant la télé.

« T’inquiète, papa, je ne suis pas débile », tente de me rassurer mon fils, comme s’il avait tout compris de l’entourloupe à la dopamine. Dans ce Far West scopique pensé à l’origine pour les adolescents et les adultes, les enfants sont susceptibles de tomber sur tout et n’importe quoi (un peu comme dans le vrai Far West). Ainsi, une vidéo sur cinq contiendrait des pubs qui ne sont pas appropriées à l’âge de ce jeune public (alcool, lingerie fine, jeux violents, argumentaire politique). Alors que seules 4 % des vidéos visionnées ont une forte valeur éducative, 45 % présentent ou font la promotion de produits que les enfants sont incités à acheter.

Collecte de données personnelles

En 2019, la plate-forme a d’ailleurs été condamnée à une amende de 170 millions de dollars pour avoir collecté, à l’insu des parents, les données personnelles de jeunes utilisateurs, dans le but de les exposer à de la publicité ciblée. Mais la principale marchandise que YouTube promeut, c’est YouTube lui-même. Voilà pourquoi l’enfant, au bout d’un moment, se met à caresser un nouvel objectif : devenir à son tour youtubeur. En la matière, la réussite de vénérables « anciens » hauts comme trois pommes accrédite l’idée que l’eldorado du « like » se trouve à portée de clics.

En France, au premier semestre 2020, ce sont les youtubeurs Néo & Swan (deux jeunes frères filmés par leur mère) qui occupaient la première place du podium, avec 737 millions de vues. Selon un classement Forbes, en 2019, la star de YouTube la plus riche au monde était un Américain de 8 ans, Ryan Kaji (Ryan Guan de son vrai nom), spécialisé dans le test de jeux et autres challenges débiles. Durant cette seule année, avec sa chaîne Ryan’s World, il aurait engrangé 22 millions de dollars. On imagine toujours le travail des enfants loin de chez nous, dans une mine poussiéreuse ou une sombre usine de baskets, mais il faut réviser nos idées reçues. L’esclave moderne peut aussi avoir les traits d’un petit garçon surgâté, servant avec innocence de faire-valoir à une montagne de jouets.


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