Selon le réseau des Petits frères des pauvres, la deuxième vague de l’épidémie a été plus difficile à supporter que la première pour les seniors. Par Béatrice Jérôme Publié le 1er janvier 2021
C’est l’heure du conte, rue George-Sand. Dans l’ouest de Paris chic et froid en ce 17 décembre 2020, Chantal, les cheveux bleus, face à six octogénaires tout ouïe, raconte l’histoire de deux Esquimaudes que leur tribu abandonne dans la forêt faute de vivres pour les nourrir.
Vouées à mourir, les deux « plus vieilles que vieilles » s’en sortent vivantes en pêchant et en chassant. « Ouf ! », soupire l’auditoire. Enhardie par la démonstration de « la force de caractère » des ancêtres, Michelle, 84 ans, s’écrie : « C’est ce que vivent les personnes âgées aujourd’hui. Il ne faut pas se laisser isoler ! Heureusement qu’il y a des lieux comme ici pour ne pas se sentir esseulée. »
Depuis le confinement, Michelle ne joue plus au bridge avec ses voisins, ne reçoit plus ses amis chez elle. Il reste à cette ancienne traductrice les livres, les coups de fil de ses petits-enfants. Et pour fuir la monotonie des journées masquées, la Maison Daélia qu’elle fréquente régulièrement.
Célia Abita dirige cette structure qui accueille à la journée des personnes âgées ou handicapées vieillissantes. Elle propose « des activités qui stimulent la mémoire et le corps », sans infirmière ni soignant. Après la palabre autour du conte, Michelle fera quelques exercices de gym douce. Puis, au goûter, Dominique fêtera ses 82 ans en soufflant une bougie sur une tartelette aux fruits. « On est bien, non ? Les intervenants sont épatants », s’esclaffe Michelle qui repart avec son mari main dans la main. Anne-Marie, 89 ans, est venue « chercher aussi de la compagnie ».
« Nostalgie, remords, regrets »
« Ici chacun se sent attendu sans devoir se plier à un protocole strict et médicalisé, contrairement à l’hôpital de jour », approuve Chantal Removille, psychomotricienne et… conteuse. « Je crois bien que nous sommes un lieu pionnier et unique en France », ose Mme Abita, qui espère une subvention de la Ville de Paris pour pouvoir baisser son tarif qui s’élève à 60 euros par demi-journée.
Les gens qui poussent la porte sont « certes privilégiés, admet Célia Abita, mais ils sont surtout complètement perdus depuis quelques mois ». « Ils ont connu la guerre. Ils se sont battus dans leur travail, pour leur famille. Ils ne comprennent pas qu’on leur demande de rester sur leur canapé, qu’on les considère comme des personnes vulnérables, qu’on les infantilise », constate-t-elle.
Bref, ils broient du noir, comme des millions de personnes âgées cloîtrées chez elles, qui ont mis leur vie sociale entre parenthèses ; 5,7 millions des plus de 60 ans déclarent avoir ressenti « des moments de solitude » pendant le premier confinement, selon une enquête des Petits Frères des pauvres parue en juin 2020. Soit près d’un tiers de la classe d’âge, contre 27 % avant le confinement ; 13 % se sont sentis seuls « tous les jours », contre 9 % avant la crise. 41 % des seniors ont constaté un impact négatif de la crise sur leur moral.
Les symptômes de la dépression chez les plus âgés sont « la nostalgie, les remords, les regrets, la centration sur ses reproches à l’encontre d’autrui, autant de signes de ce que le psychologue américain Erik Erikson appelle la vieillesse-désespoir », explique Christian Heslon, psychologue, et maître de conférences à l’Université catholique de l’Ouest à Angers.
« Peur de l’abandon »
Les personnes les plus âgées ne sont pas les seules victimes de l’injonction collective à réduire ses interactions. Mais « plus on avance en âge, plus on a peur de perdre son autonomie, attribut de l’adulte que l’on veut rester, explique M. Heslon, auteur de travaux de recherche sur les âges de la vie. Etre socialement privé de liberté renvoie à l’expérience corporelle d’une liberté d’agir qui se restreint progressivement avec l’âge ».
650 000 personnes âgées n’ont trouvé personne à qui parler pendant les premières semaines du confinement, selon les Petits Frères des pauvres.
A ce mal-être il y a des causes objectives : 650 000 personnes âgées n’ont trouvé personne à qui parler pendant les premières semaines du confinement, selon les Petits Frères des pauvres. Mais il y a aussi des prédispositions subjectives. « Les personnalités les moins sécurisées affectivement auront tendance à développer une peur de l’abandon », rappelle M. Heslon. Vivre seul expose davantage à la souffrance psychique. Et plus encore si l’on est démuni.
La deuxième vague a été plus difficile à vivre que la première pour les personnes âgées isolées, raconte Fabrice Talandier, responsable du réseau des Petits Frères des pauvres dans les Hauts-de-France, du fait de l’absence de perspective de reprise des activités avec les bénévoles. Cette crise a « fini par anesthésier la pulsion de vie de certaines personnes, constate-t-il, faute de pouvoir se projeter dans un demain festif et convivial ». Si la situation n’évolue pas, « on risque de voir davantage de dépressions, des syndromes de glissement, des tentatives de suicide », s’alarme celui qui est aussi secrétaire national du collectif Monalisa, qui fédère les grandes associations de lutte contre l’isolement des plus âgés.
Retrouver « le sens du toucher »
Quand les activités collectives ont cessé au printemps, « on a vu des gens aller assez mal jusqu’à décompenser », se souvient Alexandra Enet, animatrice socio-éducative à la pension de famille Labadié, à Marseille.
Dans cette résidence des Petits Frères des pauvres où cohabitent vingt-cinq personnes de plus de 70 ans, issues de la précarité, il a fallu combattre « le mal-être, la morosité, propice à une flambée des addictions », dit-elle. Parties de pétanque, séances de yoga sur chaise, ateliers photo ont été organisés à la hâte dans le jardin. Grâce au don d’un mécène privé, un masseur qui s’inspire du shiatsu est intervenu. Il a permis de « retrouver le sens du toucher ». Ses gestes ont fait « un tel bien qu’on l’a invité de nouveau le 31 décembre », sourit Mme Enet, pour leur « permettre de passer l’année… détendus ».
Les personnes âgées seules ne sombrent pas toutes dans l’affliction. Pauline Ginetti dort avec une oreillette. « J’écoute le jazz la nuit », raconte cette Marseillaise de 84 ans. « La journée aussi, j’écoute de la musique, du blues par exemple… et je n’ai pas le blues », rigole-t-elle. La grave maladie qui la ronge l’obligeait à ne plus guère sortir de chez elle.
Si bien que le confinement n’a rien changé pour elle. « Je n’ai ressenti ni l’isolement ni la solitude », dit cette « nature solitaire »qui s’est toutefois « découvert un goût pour la compagnie » depuis qu’elle connaît Mireille, bénévole des Petits Frères des pauvres qui sonne à sa porte chaque semaine. « On s’entend bien. On passe des après-midi à discuter. Noël, on l’a passé tranquillement toutes les deux », sourit cette passionnée de thriller. Mireille vient depuis peu parfois avec une autre bénévole, Mylène, la trentaine.
Comme Pauline, les personnes âgées isolées, suivies ou non par des associations, ont découvert de nouveaux visages pendant la crise. De jeunes bénévoles ont pris le relais des retraités qui se sont mis à l’écart pour se protéger du virus. « Ce qu’on a vu, c’est une appétence renforcée des jeunes pour l’engagement auprès des personnes âgées, souligne Françoise Fromageau, présidente du collectif Monalisa et gériatre. Personne ne peut plus regarder la solitude et l’isolement comme avant. » Sans doute parce que« chacun l’a vécu pour soi-même ». Un élan durable ? « Les gens, dit-elle, ont la mémoire courte. »
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