“ L’acte d’hospitalité doit comporter une part d’imprévisibilité, l’autre arrive, évidemment il y a des rites, il y a des conventions mais le moment d’hospitalité est celui de la surprise, cette hospitalité absolue s'il y en a est toujours impossible, ce n’est pas négatif, c’est ce qu’il faut faire ! il faut faire l’impossible ! ”
J. Derrida, France-Culture, 1997.
L’impossible au cœur du vivant
La vie c’est ce qui est capable d’erreur
Chacun de nous peut faire un jour l’expérience de ces matins brumeux où le silence s’intensifie au bruit singulier de nos pas, et pour peu qu’il nous soit possible de lui faire place, il nous est alors donné de saisir combien sa coloration d’incertitude offre à la pensée l’impulsion d’un souffle nouveau qui, dans un même mouvement, s’élance, se perd tout à la fois, pour se ressaisir vers un possible élan de métamorphose.
De la même façon, les entours d’une clinique du sujet et la pratique artistique ne sont pas sans affinités avec la substance du rêve. Il faut oser aller là où les mots rebroussent chemin nous dit le poète, là où ce qu’il y a à entendre se manifeste à travers le clair-obscur de la surprise, la secousse de l’imprévisible, voire de l’incongruité, et tel le voyageur, que la route va plumer de ses certitudes, prendre pied au pays de cette vision humaniste de la folie dont beaucoup de cliniciens sont encore les héritiers.
Il permet à tout le moins de ne pas forclore un peu plus ce qui cherche à s’extraire d’un vivant
1 Clotilde Leguil, Cycle psychiatrie, psychanalyse, malaise social, BPI 2019. 2 Pascal Quignard, Mourir de penser, Grasset 2014.
emmuré dans sa propre extinction.
Là était et reste encore notre devoir d’humanité.
Le désenchantement de la modernité
La novlangue et l’ère du vide
La remarque éclairée de Robert Musil trouve ici sa pertinence : “ si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête ”4.
Les chemins noirs de l’assujettissement
Si l’on tient compte de l’armée de cadres et de structures de surplomb apparue depuis la loi HPST, on ne s’étonnera guère du coût exorbitant d’une telle logique alors que le refrain du déficit est censé justifier la fermeture des lits et la suppression des postes de soignants. La logique n’est donc pas tant économique que normative, elle s’emploie à transformer la langue au bénéfice du virage utilitariste.
Éclipse d’utopie, vide mémoriel
“ Avec la hiérarchie on masque tout, on parle pas le même langage.. l’institution donne du pouvoir à des gens qui n’en ont pas les moyens, ils parlent stratégies pour nous endormir... on est juste des matricules, personne ne se demande comment vont les soignants, la psychiatrie on devrait la faire ensemble... ils font tourner les soignants dans tout l’hôpital, pas de continuité et aucune pensée possible... personne ne nous soutient lors de situations difficiles... les médecins répondent : si les soignants sont fatigués ils n’ont qu’à se remettre en question... tout le monde a peur, les cadres demandent des délations de la part des soignants... ils sont au pied des chefs de service... on vit des situations violentes, on vit en psychiatrie et on n’en parle jamais... si vous n’êtes pas contents partez.... et on fait venir France 5 mais c’est un mirage, on travaille sur la façade, le rendement, nombre de lits etc... et ensuite on mange des petits fours... on n’est que des exécutants dans un système de petites dictatures... le métier de psychologue est mal vu parce qu’ils ont pas la chimie, les molécules... c’est l’institution qui est psychotique... on célèbre les noces de sang de l’obscurantisme budgétaire et de la froideur déshumanisée du blabla scientiste ”.
Ce sont des pans entiers d’un travail tissé au fil des ans par des soignants attentifs et sensibles à la multiplicité des histoires rencontrées qui sont détruits. Ceux-là même qui intégraient dans leur pensée les contingences de l’histoire, les vicissitudes sociales à travers lesquelles les sujets restent en définitive les penseurs du monde.
5 Propos issus du séminaire portant projet de réorientation d’un hôpital parisien.
On ne dira pas assez combien sur le terrain la souffrance des soignants, réduits à des tâches d’exécuteurs des basses œuvres, est intense. Le désinvestissement parachève l’effondrement institutionnel et intellectuel dont parle E. Venet dans son manifeste6. De fait, la conscience de porter une histoire collective, qui formait le ciment de ce travail institutionnel, s’éteint.
Voyage dans l’espace institué de la folie, un devoir de résistance
Afin d’accomplir le pas de géant qui consistait à offrir à la folie des hommes le supplément d’âme qui lui était refusé depuis toujours, Tosquelles et bien d'autres pensaient qu’il fallait soigner l’institution psychiatrique, tant elle était prise en tenaille entre l’exigence sociale de la norme, telle une sorte de voile jeté sur les effets de vérité de la folie, et le symptôme qui insiste à en dire le malaise.
“ Soyez réaliste demandez l’impossible ! ”
Lorsqu’il m’arrive de retourner sur les pas de cette psychiatrie humaniste qui fut un peu mienne, j’aime à me souvenir tout particulièrement des réflexions de Roger Gentis parlant de la longue pratique qui l’avait mené de Saint-Alban à Fleury : “ On n’a pas idée de faire des choses qui sont si difficiles, à la limite de l’impossibilité quotidienne ”... ou bien encore, avec l’humour qui le caractérisait : “ Pour faire de la psychiatrie il faut être complètement fou ”7.
Il est aisé de comprendre que “ l’impossible ” au cœur de l’humaine condition est l’antithèse parfaite de la volonté de transparence antidémocratique qui règne aujourd’hui sur nos bureaucraties hospitalières, toutes occupées semble-t-il à la tâche infinie de coloniser l’intime par le quantitatif. Certains se souviennent qu’à la fin de son allocution concernant la psychose chez l’enfant, Lacan retenait toute conclusion par cette mise en suspens : “ Quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? ”.
Martine Vial-Durand
Collectif National Inter-Collèges des Psychologues Hospitaliers
Décembre 2020
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