Alors que la proportion de Français exprimant une opinion antivaccin est relativement faible, leur nombre a été pourtant considérablement exagéré, soulignent les spécialistes de la communication Anne Hommel et Sacha Mandel dans une tribune au « Monde ».
Tribune. L’affaire est entendue. Les Français, traditionnellement réfractaires au changement, seraient majoritairement opposés au vaccin contre le Covid-19. Les sondages le disent, les médias le répètent : « Au pays de Pasteur », comme il convient désormais de démarrer chaque commentaire, « la confiance s’est érodée ». Sur cette hypothèse, on a glosé depuis un mois. Plus surprenant, c’est par elle que le ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran, a justifié la prudence de sa stratégie vaccinale.
Une curieuse lecture de l’opinion publique a fait de la majorité des Français une tribu rétive au nouveau vaccin. Cette vue est erronée. Elle conforte une illusion mais pis encore, elle l’encourage. Cette hypothèse est biaisée pour deux raisons : la première est qu’elle relève d’une lecture imparfaite des sondages livrés depuis un mois ; la seconde est que les sondages ne suffisent plus et que l’observation des expressions spontanées des Français doit nécessairement les compléter.
Lecture trompeuse des chiffres
Prenons l’exemple d’une enquête internationale menée en décembre par Ipsos auprès de quinze pays qui indique que 60 % des Français n’ont pas l’intention immédiate de bénéficier du vaccin si celui-ci était disponible. Ce chiffre retient évidemment l’attention : il a significativement progressé en un mois et permet de prétendre que près de deux Français sur trois cultivent aversion et défiance envers les vaccins en général et contre le vaccin anti-Covid en particulier. C’est inexact et cela procède d’une lecture raccourcie et trompeuse de cette enquête.
Pour la majorité des réticents, le sentiment de ne pas être personnellement à risque (sous-estimation du risque élevé), que le vaccin ne sera pas efficace et qu’il a des effets secondaires (surestimation du risque faible) domine. Pour eux comme pour beaucoup des individus sondés sur cette planète, il serait moins risqué d’être infecté par le virus que de subir les effets secondaires du vaccin.
« Ce qui est en cause, ce n’est ni Twitter ni Facebook. C’est l’usage que nous en faisons et la lecture trompeuse que certains observateurs en tirent »
En cela, les Français ne se singularisent pas vis-à-vis des quatorze autres populations testées par Ipsos. Ce biais cognitif est connu et fréquemment rencontré dans des études analogues. Mais seuls 14 % des réticents affirment être opposés aux vaccins en général, une proportion qui s’avère moins élevée que dans huit autres pays de l’étude où la vaccination a pourtant démarré sur les chapeaux de roue. 14 % de 60 %, cela représente 8,4 % des Français interrogés, qui avaient par ailleurs le choix, dans le sondage indiqué, de formuler plusieurs raisons cumulatives à leur réticence vaccinale.
Pourtant depuis un mois, le nombre et le poids des antivaccins ont été considérablement exagérés dans les commentaires. Et ils ont orienté des choix publics, tant dans la communication que dans l’action. Un défaut de compréhension de l’opinion publique fait passer une frange résiduelle de la société pour une armée de soldats convaincus et déterminés. Comment en est-on arrivé là ?
Huis clos informationnels
La mode est à l’accusation des réseaux sociaux : ils créent des huis clos informationnels et surexposent les contenus les plus polémiques, qu’importe leur véracité ou leur honnêteté. Or, ce qui est en cause, ce n’est ni Twitter ni Facebook. C’est l’usage que nous en faisons et la lecture trompeuse que certains observateurs en tirent lorsqu’ils extraient des données purement quantitatives et nullement remises en perspective sur l’ensemble des utilisateurs français de ces plates-formes.
Un leader conspirationniste est repris quelques milliers de fois : oui, mais qui sont ses relais ? S’ils appartiennent à sa propre bulle, l’effet d’audience sera très limité. S’ils fédèrent au-delà, l’influence prend forme. Ce sont ces questions auxquelles nous devons nous attacher à répondre, et elles imposent d’inverser le point de vue : plutôt que de n’observer que l’émission du signal, identifions ceux qui le reçoivent et interrogeons les mécanismes de ce biais d’audience.
« Nous observons que 2,9 % des Français ont exprimé spontanément sur Twitter une opinion antivaccin depuis un mois »
Les réseaux sociaux offrent la possibilité de scruter dans leurs moindres détails les expressions spontanées des Français et leur influence, à condition d’opérer une révolution méthodologique et technique.
Nous avons mis au point une méthode de traitement de ces données de masse qui permet d’évaluer l’audience effective que tout individu ou groupe engrange dans l’opinion publique : « Lucy » repose sur le croisement de la méthode sondagière et des nouvelles techniques d’écoute des réseaux sociaux. Un échantillon de 100 000 Français, plus vaste que celui exploité dans les enquêtes d’opinion traditionnelles, permet d’observer les opinions spontanées pour disposer d’une vision représentative des Français sur Twitter, et déjouer les pièges des méthodes connues : l’orientation des réponses par les questions et la minoration des sans-opinion notamment.
Un formidable biais d’audience
Ainsi nous observons que 2,9 % des Français ont exprimé spontanément sur Twitter une opinion antivaccin depuis un mois. Ce groupe hétérogène concentre les Français qui suivent un certain nombre d’individus diffuseurs de propos antivaccins, qui partagent leurs messages ou expriment, indépendamment d’eux, un point de vue mensonger sur les vaccins.
Cela demeure marginal. Nous identifions qui les anime : quelques individus profondément versés dans la désinformation où se retrouvent pêle-mêle mensonges scientifiques, fantasmes technologiques, détestation du capitalisme, protestations de principe contre l’obligation vaccinale ou, plus simplement, rejet du gouvernement.
D’où provient donc l’illusion que les antivaccins dominent auprès des Français ? D’un formidable biais d’audience dont élus et journalistes sont les victimes consentantes sur les réseaux sociaux. Nous pouvons mesurer l’audience réelle que cette mouvance hétéroclite a captée auprès des Français sur Twitter : elle se limite à un Français sur cinq en un mois. En revanche, près de deux tiers des journalistes et des élus ont été soumis à des messages antivaccins. Une audience démultipliée auprès d’eux, provenant d’un groupe qui ne compte qu’un Français sur 34 à l’origine. Les élus sont même assommés : ils peuvent apercevoir jusqu’à 70 messages antivaccins par jour sur Twitter, alors que les internautes en ont lu moins de 10…
Voici comment la prophétie se réalise : une infime minorité de l’opinion exprime une aversion régulière pour les vaccins (comme pour la 5G) ; les décideurs surdosent leur exposition à ces groupes et finissent par se croire submergés par eux ; ils en parlent abondamment et orientent leurs décisions en fonction de ce qu’ils pensent être une majorité des Français.
Le problème ne provient pas des réseaux sociaux mais de l’illusion de nombre qu’ils produisent et d’une incapacité à analyser exhaustivement les expressions des Français sur ces réseaux. Le traitement de la parole directe et spontanée des Français, non soumise au prisme des questions d’un sondage ou d’une restitution médiatique, permet de bien mieux cerner sa complexité, ses nuances et son écho réel.
Les biais d’exposition produisent des illusions lourdes de conséquences. Pour en sortir, remettons de la raison par des chiffres honnêtes et une mesure réaliste de l’audience des expressions spontanées. Sans cela, agir et communiquer revient à avancer à l’aveugle dans la foule.
Anne Hommel et Sacha Mandel sont les fondateurs de l’agence Majorelle, et les créateurs de la technologie d’analyse de l’opinion publique Lucy Opinion Analyser.
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