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samedi 16 janvier 2021

« En courant après un modèle de perfection, les parents creusent leur propre tombe »

Propos recueillis par   Publié le 16 janvier 2021

Non, le « burn-out » n’est pas réservé à la sphère professionnelle. Des parents épuisés n’arrivent plus à s’occuper de leurs enfants. Pour la psychologue Isabelle Roskam, il est temps de soigner la souffrance des familles.

Lorsque Isabelle Roskam ouvre la ligne d’urgence SOS Parents durant le premier confinement belge, elle ne s’attend pas à recevoir autant d’appels : plus de 700 en deux mois et demi. La spécialiste de la parentalité, chercheuse et professeure en psychologie à l’Université catholique de Louvain (Belgique), alerte sur la souffrance des familles.

Privés de soutien, d’école ou de crèche, des parents inquiets cumulent le télétravail avec les rôles d’enseignant et d’animateur à temps plein, tout en gérant l’intendance familiale. C’est une épreuve, et certains s’effondrent.

Ainsi, la pandémie de Covid-19 exacerbe un mal tabou : le burn-outparental. Ce syndrome d’épuisement propre aux parents préexiste à la crise, mais il serait en légère hausse en 2020, d’après une étude en cours dans vingt-cinq pays (en ­Europe, Asie, Amérique et Océanie), à l’initiative du Consortium international de recherche sur le burn-out parental (IIPB) codirigé par ­Isabelle Roskam et Moïra Mikolajczak.

Isabelle Roskam, à Louvain-la-Neuve, en Belgique, en mai 2016.

Comment vous êtes-vous intéressée au burn-out parental ?

L’idée est née d’une discussion informelle avec ma collègue Moïra Mikolajczak, professeure en psychologie spécialisée dans la gestion du stress et les émotions. Ses difficultés personnelles en tant que parent évoquaient le burn-out professionnel. Existait-il une version parentale du syndrome ? Personne n’en parlait. Pourtant, depuis les années 2010, je remarquais une évolution dans mes consultations psychologiques : des parents venaient non pas pour leurs enfants, en pleine forme, mais parce qu’eux-mêmes se sentaient mal.

Dans la littérature scientifique, la notion de burn-out parental est apparue dans les années 1980. En 1983, deux chercheurs ont appliqué le concept de burn-out à la parentalité. Ensuite, les études sont restées rares, plusieurs se focalisant sur des parents d’enfants gravement malades.

Nous avons fait l’hypothèse que le burn-out parental ne se limitait pas à ces cas extrêmes. Lors d’une étude préliminaire, nous avons reçu des messages bouleversants de parents nous remerciant d’avoir mis un mot sur leurs problèmes. Le concept faisait sens et tout restait à faire, alors nous avons décidé en 2015 de démarrer nos recherches sur le burn-out parental.

En quoi se distingue-t-il de la dépression ou du « burn-out » professionnel ?

La dépression affecte toutes les sphères de la vie, tandis que le burn-out est un trouble du stress spécifique à un contexte, professionnel ou familial. Le burn-out parental n’implique pas de mal-être au travail, au contraire : certains s’y investissent pour éviter la famille.

Nous avons transposé à la parentalité les trois dimensions du burn-out professionnel, selon le modèle de Maslach : épuisement, dépersonnalisation et perte d’accomplissement. Une facette essentielle ressort : l’épuisement physique et émotionnel. Le parent touché n’a plus d’énergie pour s’occuper de ses enfants.

En revanche, nous n’avons pas retrouvé de dépersonnalisation, mais, à la place, une distanciation affective vis-à-vis des enfants : le parent exerce froidement son rôle en pilotage automatique. Quant au manque d’accomplissement, il se traduit par une perte de plaisir dans le rôle parental. Moins il voit ses enfants, mieux le parent épuisé se porte. En général, il ne se reconnaît plus car, auparavant, il s’investissait énormément.

Comment un parent tombe-t-il en « burn-out » ?

Etre parent génère beaucoup de joie, mais aussi de stress. Le burn-out survient quand la balance entre les ressources et les facteurs de stress est en déséquilibre chronique.

Il n’existe pas une cause unique : chaque burn-out raconte une histoire, avec divers éléments sur chaque plateau de la balance. Du côté des agents stresseurs, nous avons identifié des facteurs de risque liés au contexte (enfant en bas âge ou adolescent, parent très jeune ou âgé, perte d’emploi, logement exigu…), à une situation particulière (stress au travail, maladie, décès…), à la personnalité du parent (instabilité émotionnelle, difficulté à gérer le stress, perfectionnisme…), au couple (mauvaise coparentalité, insatisfaction conjugale…) et à l’éducation (inconsistance, coercition, relation conflictuelle). Les risques personnels, conjugaux et éducatifs pèsent le plus lourdement dans la balance.

La pandémie de Covid-19 multiplie les sources de stress : les parents doivent se réorganiser au gré des mesures sanitaires, ils s’inquiètent pour la santé de leurs proches ou la réussite scolaire de leurs enfants. Et leurs difficultés ne sont pas compensées par des ressources, bien au contraire : le soutien des grands-parents, les activités récréatives et les soirées entre amis sont mis à mal. La crise déséquilibre la balance.

Une étude de l’IIPB, à paraître dans « Affective Science », révèle le poids considérable de la culture…

D’après nos données récoltées sur plus de 17 000 parents dans quarante-deux pays, la prévalence du burn-out parental varie radicalement d’un pays à l’autre. Elle est quasi nulle en Thaïlande ou en Turquie, mais grimpe à 8 % en Belgique, aux Etats-Unis et en Pologne, pays les plus touchés. Avec 5,5 %, la France se situe dans la fourchette haute.

Les facteurs culturels expliqueraient un quart de ces différences. L’individualisme joue un rôle prépondérant, devant les inégalités économiques : les pays les plus « individualistes » affichent les taux de burn-out parental les plus élevés.

Comment l’expliquez-vous ?

Nous comptons explorer plusieurs hypothèses. Par exemple, le fait que l’individualisme nous incite à ne compter que sur nous-même. Nous cultivons l’autonomie. En corollaire, demander de l’aide est un aveu de faiblesse. La parentalité s’exerce donc seul ou à deux dans un groupe restreint, ce qui génère du stress. C’est différent dans les sociétés « collectivistes » : un proverbe africain dit qu’« il faut tout un village pour élever un enfant ».

De plus, l’individualisme nous amène à penser chaque humain unique, à nous distinguer les uns des autres. Les parents apprennent à leurs enfants à devenir autonomes, performants, capables de choisir et de négocier. C’est moins fatigant d’inculquer le respect des aînés.

Ce phénomène est à relier à l’évolution du statut de l’enfant au XXe siècle, avec la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), qui place les parents au service de l’intérêt supérieur de ce dernier. Ils doivent l’aimer, le protéger, optimiser son développement. Ils doivent faire passer leurs besoins après ceux de l’enfant, une injonction en contradiction avec la culture individualiste. Ils croulent sous les recommandations concernant l’éducation, l’alimentation ou l’usage des écrans. Les parents subissent une pression inédite. En courant après un modèle de perfection, ils creusent leur propre tombe.

Le mieux, ennemi du bien ?

Ceux qui tombent en burn-out accumulent deux fois plus de cortisol (hormone du stress) que la normale. Ils deviennent irritables, dorment mal, souffrent de maux de dos et de ventre. Les idées suicidaires et les envies de s’enfuir sont plus prégnantes que dans le burn-out professionnel. Et pour cause : un parent ne peut pas démissionner. Il n’y a pas d’issue.

Les personnes touchées deviennent négligentes et maltraitantes envers leurs enfants. Elles les surveillent moins, se soucient peu de leur santé et ne les aident plus à faire leurs devoirs. Il y a aussi des violences verbales – « Qu’est-ce que je regrette de t’avoir eu ! » – et parfois physiques. Je pense à cette maman à bout, qui ne supportait pas que son petit refuse la sieste. Un jour, alors qu’elle le remettait brutalement au lit, il s’est débattu et s’est ouvert le crâne sur la barre de lit. Un tel épisode peut amener à consulter.

Vous codirigez un centre de consultations psychologiques spécialisées en parentalité à Louvain-la-Neuve. Comment accompagnez-vous les patients ?

Tomber en burn-out parental génère honte et culpabilité. C’est tabou. Nous privilégions les séances hebdomadaires en groupe, où les participants découvrent que cela arrive à d’autres.

Lors d’une première phase d’écoute sans jugement, ils expriment leur souffrance. Ensuite, nous cherchons à rééquilibrer la balance : augmenter les ressources (mise en place de routines, soutien des grands-parents, partage des tâches avec le conjoint, recours au baby-sitting…) et diminuer les facteurs de stress. Les parents échangent leurs idées. En huit semaines, les symptômes et les comportements violents diminuent de manière significative. Les effets se maintiennent à trois mois.

A ce jour, nous avons formé près de 900 praticiens francophones au diagnostic et au traitement du burn-out parental. Notre volonté serait que les parents épuisés n’aient pas à faire plus de trente minutes de route pour bénéficier d’un accompagnement adapté. Nous y sommes presque en Belgique, mais loin du compte en France.


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