— 11 janvier 2021
Photo iStock. Getty Images
Dans un essai salutaire, Romain Badouard détaille les solutions de régulation et rappelle que la société civile peut encore influer sur l’évolution des pratiques de censure sur Internet.
Il a fallu quatre ans pour que Twitter et Facebook se décident à prendre des mesures contre le plus grand pourvoyeur de discours de haine et de fake news au monde. Et Donald Trump n’est que la partie émergée d’un iceberg gigantesque qui prospère plus que jamais sur les réseaux sociaux sans qu’on ne sache vraiment que faire pour contenir cette effrayante tendance. Ce problème, qui semble insoluble, ne date pas d’aujourd’hui. C’était déjà inextricable en 1996, alors même que la France ne comptait que 200 000 internautes et qu’il n’existait que 230 000 sites dans le monde. C’est ce que rappelle Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-II-Panthéon-Assas, dans les premières pages de son essai les Nouvelles Lois du Web (Le Seuil), avant d’expliquer qu’il y en a aujourd’hui 1,7 milliard. Plus loin, il cite des chiffres vertigineux : «Chaque minute, ce sont cinq cents heures de nouvelles vidéos qui sont chargées sur YouTube, et 350 000 messages qui sont postés sur Twitter.» Chaque minute.
Evidemment, la première des étapes est de questionner la légitimité de cette volonté de régulation qui n’a cessé d’accompagner l’explosion des usages en ligne. Internet a tour à tour été décrit comme une zone de non-droit, un far west libertaire ou encore comme le lieu de toutes les manipulations. Mais ce qui pouvait ressembler à une volonté de contrôle de la part des institutions a basculé dans un autre registre dans les années 2010 avec la «recentralisation» du Web autour d’un faible nombre de très gros services. «Ce succès commercial inédit leur impose une responsabilité démocratique,explique Romain Badouard. A la fois sources d’information et lieux de discussion, les plateformes deviennent les principales arènes du débat public en ligne.»
Dès lors, la question se pose des conditions de ce débat car, comme le soutient le chercheur : «En démocratie, la régulation de la parole publique peut aussi se faire au nom de la liberté d’expression. Si l’on considère qu’exprimer librement ses opinions est un droit humain inaliénable, alors, tous les citoyens et citoyennes doivent pouvoir en profiter de la même façon. Les discours qui cherchent à réduire au silence les voix minoritaires ou contradictoires peuvent à ce titre être limités.»Avant d’ajouter : «L’enjeu n’est plus de savoir s’il faut ou non réguler, mais bien qui doit réguler, et comment.»
Les Nouvelles Lois du Web dresse ainsi un panorama complet des systèmes actuels de régulation opérés par les grandes plateformes, généralement sous la contrainte des Etats, tout en rappelant qu’elles «n’occupent pas cette fonction démocratique de manière neutre et désintéressée, puisque leur modèle économique est fondé sur la rentabilisation de l’attention de leurs usagers. Plus un internaute passe de temps sur Facebook ou YouTube, plus il est exposé aux publicités, et plus les plateformes engrangent des revenus.» Dès lors, les grands discours se heurtent de manière frontale à la réalité économique des géants du numérique : «Les fake news et les discours de haine ne sont pas des anomalies dans les circuits de distribution de l’information. Ils constituent à l’inverse des produits particulièrement compétitifs sur le marché informationnel des réseaux sociaux. Ils s’échangent, se valorisent, se monétisent.»
Aujourd’hui, quand on parle de modération, et donc de censure, des contenus sur Internet, on parle d’une délégation complète de responsabilité au niveau des plateformes, qui disposent aujourd’hui d’un arsenal pas toujours très efficace pour assainir leurs publications. Romain Badouard détaille ainsi les différentes solutions, des modérateurs exposés à des milliers de contenus insupportables aux intelligences artificielles forcément approximatives, en passant par les politiques de signalement de la part des utilisateurs qui peuvent être détournées pour réduire au silence des opposants légitimes.
Le chercheur évoque aussi une des pistes prometteuses, le «refroidissement by-design» imaginé par le sociologue Dominique Boullier, qui consiste à limiter fortement les fonctionnalités de «like» et de partage à un certain nombre de fois par jour pour éviter que des fake news obtiennent infiniment plus de visibilité que leur démenti. Une solution qui pourrait inciter les internautes «à réfléchir à la valeur des informations qu’ils contribuent à diffuser». Mais on voit mal ces mastodontes du numérique, qui ne jurent que par «l’engagement» de leurs utilisateurs, se tirer une balle dans le modèle économique.
Les Nouvelles Lois du Web est un essai salutaire, qui rappelle que la société civile a encore son mot à dire pour influer sur l’évolution de ces pratiques. Romain Badouard appelle ainsi à une véritable transparence des processus de modération, qui sont aujourd’hui tout à fait opaques, à la mise en place systématique d’une procédure d’appel pour limiter la censure abusive, et au contrôle par des structures citoyennes de l’ensemble de ces processus. Si vous êtes d’accord, n’hésitez pas à «liker» et à partager.
Romain Badouard Les Nouvelles Lois du Web. Modération et censure Seuil, 2020, 128 pp.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire