— 14 janvier 2021
Les étudiants de Lyon-III qui ont lancé le collectif Génération Covid pour «redonner un peu de vie, de sociabilité aux étudiants». Photo Hugo Ribes pour Libération
Isolement, angoisse liée à l’enseignement à distance, précarité… Syndicats et enseignants s’alarment de l’état de détresse des jeunes. Jean Castex et Frédérique Vidal doivent recevoir ce vendredi les représentants de la communauté universitaire.
Depuis quelques nuits, Eric Carpano, président de l’université Lyon-III, peine à fermer l’œil. Mardi soir, une étudiante a tenté de sauter du cinquième étage de sa résidence universitaire. Bien qu’elle ait été prise en charge «avant de commettre l’irréparable», selon les mots de Carpano, cet événement fait violemment écho à ce qui s’est passé durant la nuit de vendredi à samedi. A la résidence universitaire de Villeurbanne, un étudiant en master de droit à Lyon-III s’est jeté par la fenêtre du cinquième étage. Son pronostic vital est engagé. Les causes de ces gestes ne sont pas encore connues, mais une chose est sûre, «il y a un profond mal-être de la jeunesse aujourd’hui, qui a le sentiment d’avoir été délaissée. La crise sanitaire leur impose des contraintes absolument redoutables», selon le président de l’université. Lui qui n’occupe ses fonctions que depuis dix jours est «sidéré» face à la détresse dont il est témoin : «Il faut une prise de conscience nationale pour accompagner notre jeunesse et lui offrir un horizon. J’espère que la réponse gouvernementale sera à la hauteur des attentes.»
«Une lassitude»
Ce constat, le Premier ministre Jean Castex ne l’a pas nié lors de sa conférence de presse de jeudi soir, parlant d’un «profond sentiment d’isolement», de «vraies difficultés psychologiques», une «source de préoccupation majeure». Avec la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, il a annoncé un retour très progressif dans les amphis des 1,6 million d’étudiants assignés à l’enseignement à distance depuis trois mois, à partir du 25 janvier pour «une reprise en demi-groupes des travaux dirigés des élèves de première année». «Il en va de l’avenir de notre jeunesse», selon Vidal. Ce vendredi, le duo doit recevoir les représentants de la communauté universitaire pour préciser les modalités de cette prudente évolution, alors que la reprise en physique des étudiants les «plus fragiles», annoncée en décembre, s’est faite au compte-gouttes depuis la rentrée de janvier.
La souffrance qu’Eric Carpano observe à Lyon se retrouve partout en France. Libération l’a raconté ces derniers mois : les étudiantes et étudiants vont très mal. Les syndicats alertent sur leur santé mentale en dégringolade. «On se retrouve dans des situations de plus en plus anxiogènes : la hausse de la précarité, l’angoisse liée aux partiels, la peur pour l’avenir, la fermeture des universités, l’isolement, déroule Paul Mayaux, président de la Fédération des associations générales étudiantes (Fage). Je ne sais même plus comment mettre des mots là-dessus.»
«On sait que les étudiants ne vont pas bien. Leur état de santé mentale est altéré, quel que soit l’indicateur que nous avons mesuré», affirme Marielle Wathelet, médecin de santé publique au Centre national de ressources et de résilience (CN2R). En octobre, elle a codirigé à une étude sur l’état de santé mentale des étudiants universitaires en France pendant le confinement, du 17 avril au 4 mai. Sur les 70 000 répondants, 11,4 % ont déclaré avoir des idées suicidaires, 27,5 % rapportaient des symptômes sévères d’anxiété et 16,1 % de dépression. Des chiffres qui «sont plus élevés que la moyenne, hors contexte de pandémie», note Marielle Wathelet. Mais des données manquent encore : celles des suicides. «Là, on a les chiffres de 2016. Ce retard est un problème, encore plus en cette période, car on aimerait vraiment savoir quel est l’impact du Covid sur les suicides aboutis et les tentatives de suicide afin de guider les politiques», souligne Fabrice Jollant, psychiatre spécialiste des conduites suicidaires. De premiers résultats, concernant la période de janvier à août 2020, ont tout de même pu être analysés : «Ils portent sur les tentatives de suicide hospitalisées seulement. Chez les jeunes, il y a eu une diminution durant la première partie de la pandémie», note Fabrice Jollant. Mais il reste difficile de poser un constat ferme, puisque cette baisse des hospitalisations pourrait notamment s’expliquer par un accès aux soins plus difficile à cette période. Surtout, comme le pointe le spécialiste, «tout le monde a le sentiment que c’est de plus en plus difficile depuis la rentrée. Chez les étudiants, il y a une fatigue, une lassitude, une crise qui dure. On craint que les prochains chiffres aillent dans l’autre sens».
La détresse psychologique des étudiants n’est pas nouvelle : pauvreté, difficultés d’accès au logement et manque d’aides sont déjà dénoncés depuis des années. Mais la crise sanitaire a fait exploser ces problématiques. «Le contexte et les mesures sanitaires sont susceptibles d’aggraver la précarité et l’isolement des étudiants, deux facteurs connus pour être associés avec les troubles de santé mentale»,explique Marielle Wathelet. A l’effet de la pandémie, s’ajoute le fait que les étudiants sont «une population particulièrement fragile», souligne la médecin : «Les 15-25 ans, c’est la tranche d’âge durant laquelle apparaissent les grandes pathologies psychiatriques.»
Malgré tout, le recours au soin est extrêmement faible dans cette catégorie de la population, y compris pour les personnes qui ont des troubles graves. En 2019, une enquête nationale de la Mutuelle des étudiants (LMDE) pointait notamment le fait que 42 % d’entre eux renoncent au soin, dont 40 % par manque de moyens financiers. «Les séances chez le psy sont très chères, et les Bapu [bureaux d’aide psychologique universitaire, ndlr] sont débordés par manque de moyens», déplore Mélanie Luce,présidente de l’Union nationale des étudiants de France (Unef). A Paris, le délai d’attente pour avoir un rendez-vous au Bapu du Vearrondissement est de trois à quatre mois. A Lille, de trois mois et demi. Et cette situation est loin d’être exceptionnelle. Dans un rapport publié en novembre, l’association Nightline a compté un psychologue pour 30 000 étudiants en France. Un chiffre largement inférieur à celui recommandé par l’Iacs, association qui accrédite les services de santé mentale universitaire dans le monde : il est conseillé de viser un psychologue pour 1 000 à 1 500 étudiants. Résultat : des jeunes attendent plusieurs mois pour se faire soigner, ou baissent les bras.
«Jamais été aussi mal»
En décembre, le Premier ministre a annoncé la création de 80 postes de psychologues et 60 d’assistants sociaux dans les Crous pour un budget de 3,3 millions d’euros. Une annonce suivie par un communiqué de l’Enseignement supérieur indiquant un «doublement des capacités d’accompagnement psychologique des étudiants».Mais, pour les concernés, cela reste insuffisant. «La détresse psychologique explose. Ce qu’on demande, c’est des chèques santé pour avoir des visites gratuites chez les psys. Il faut agir dans l’urgence !» martèle la présidente de l’Unef. Le rendez-vous de ce vendredi avec Jean Castex et Frédérique Vidal est très attendu, comme l’explique Mélanie Luce : «On est dans une situation historique, on n’a jamais été aussi mal. Si on ne prend pas des mesures historiques, on va continuer à foncer droit dans le mur.»
Les ressources d’aide psychologique à disposition des étudiants : les services de médecine préventive et de promotion de la santé des universités ; le Fil santé jeunes (0 800 235 236, tous les jours de 9 heures à 23 heures) ; Nightline, service d’écoute nocturne gratuit ; le médecin traitant ; en cas d’urgence, contacter le 15.
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