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lundi 11 janvier 2021

Avec des bars et restos fermés, la quête désespérée de toilettes en ville

Par Sacha Nelken — 8 janvier 2021

Désinfection de toilettes publiques, à Paris, en mars.

Désinfection de toilettes publiques, à Paris, en mars. Photo Stéphane de Sakutin. AFP

La fermeture des bars et des restaurants a fait fortement chuter le nombre de toilettes accessibles dans les grandes villes, mettant dans l'embarras certaines catégories de la population, comme les livreurs ou les personnes atteintes de maladies intestinales.

Le 15 décembre, la France se déconfine. Petit à petit, les villes s’animent. Dans les rues, l’heure est aux achats de Noël. De longues files d’attente se créent sur les trottoirs en raison de la crise sanitaire qui contraint les commerçants à limiter le nombre de clients dans leurs boutiques. Mais, dans les centres des grandes métropoles, d’autres lieux, plus inattendus, sont aussi pris d’assaut par les promeneurs. A Paris, près des Grands Magasins, de la place de la République ou encore du côté de Châtelet-les-Halles, des petits groupes de personnes pouvant aller jusqu’à une dizaine patientent devant les toilettes publiques. En temps normal, ces lieux de commodités gratuits et ouverts à tous sont pourtant loin d’être aussi prisés.

«C’est bien la première fois que je vois des gens faire la queue pour aller pisser dans des toilettes publiques», sourit une vieille femme en passant devant une sanisette située au bord du canal Saint-Martin, devant laquelle six personnes patientent. Dans la file d’attente, Emeline, 38 ans, tente de rassurer son jeune fils Léo, 6 ans, qui s’agite : «Encore deux personnes et c’est à nous. Retiens-toi encore un peu.» Dix minutes plus tard, c’est le soulagement : le bambin accède enfin au sanitaire. D’ordinaire assez rare, ce genre de scène se multiplie depuis plusieurs semaines aux quatre coins des grandes villes françaises. Ce qui n’a rien d’un hasard…

Si le déconfinement du 15 décembre a vu magasins et commerces rouvrir, les bars et restaurants, eux, gardent portes closes, faisant largement baisser le nombre de WC accessibles au public. «C’est assez criant, observe Julien Damon, professeur à SciencesPo et spécialiste de la question de l’accès aux toilettes publiques. En temps normal, les gens ont tendance à favoriser les sanitaires des bars et des restaurants. Là, ils doivent se tourner vers ceux disponibles dans les rues, ce qui explique que l’on peut voir des files d’attente pouvant compter plus de dix personnes.» 


Pour les citadins, il faut alors s’adapter : «J’avoue que la première fois que je suis sorti après la fin du confinement, je n’ai pas pensé à ça, explique Jonathan, 27 ans. Mais je peux vous assurer qu’après trois heures à faire les boutiques, je me suis rendu compte que ça pouvait être un problème. Les seules toilettes proches de moi étaient bondées, j’ai dû trouver une petite rue tranquille…» Comme nombre de promeneurs rencontrés, le jeune homme assure dorénavant faire «bien attention» à prendre ses dispositions avant de sortir de chez lui, pour éviter le moindre risque. 

Un risque d’autant plus grand pour les femmes pour qui il est beaucoup plus difficile de se soulager dans la rue en cas d’extrême urgence. Pour elles, la situation peut s’avérer également très compliquée en période de règles où changer leurs protections périodiques est une nécessité qui demande un accès sans difficulté à des sanitaires. «Il y a une vraie inégalité entre hommes et femmes vis-à-vis de la question des toilettes»,confirme Julien Damon.

«Ce n’est pas une partie de plaisir»

D’autant que pour beaucoup, les toilettes publiques sont vues comme un dernier recours«C’est bien parce que je n’avais pas le choix, mais ce n’est pas une partie de plaisir, glisse Sophie en sortant d’une sanisette, place de la République. Disons que ce n’est pas l’endroit le plus rassurant en termes d’hygiène, surtout en période de crise sanitaire.» «Nos utilisateurs ne courent aucun risque. Nos toilettes sont nettoyées et désinfectées rigoureusement très régulièrement, assure Jean-Dominique Hietin, directeur régional Ile-de-France Paris chez le prestataire de WC public JCDecaux. On ne peut pas se rendre compte de la situation dans laquelle nous serions si nos sanisettes n’étaient pas là.» 

Ces dernières semaines, les toilettes publiques représentent en effet la seule possibilité pour les citadins de faire leurs besoins gratuitement hors de chez eux. Dans les centres commerciaux ou les gares, les WC sont souvent payants. Dans la grande majorité des cas, les commerçants refusent également aux clients l’accès à leurs sanitaires : «En période de Covid, ça demanderait un trop gros travail d’entretien», déplore Hervé, responsable d’une boutique de vêtements dans la célèbre rue Sainte-Catherine de Bordeaux. «C’est quelque chose qu’il faut maintenant prendre en compte à chaque sortie, c’est désagréable», râle Julien, 24 ans.

«Désagréable» pour la grande majorité des gens, cette situation peut s’avérer plus problématique pour certaines catégories de la population. A commencer par les travailleurs en extérieur qui, avant la crise, profitaient bien souvent des toilettes des bars et des restaurants. «C’est très handicapant pour nous, affirme Ludovic Rioux, secrétaire général du syndicat CGT UberEats/Deliveroo Lyon. Aussi bien pendant les deux coups de feu du midi et du soir que pendant l’après-midi plus calme.» En temps normal, les livreurs à vélo peuvent en effet demander aux restaurants qu’ils livrent d’emprunter leurs toilettes. Mais ces mêmes restaurants étant aujourd’hui aménagés en simples guichets de retraits de commandes, leurs WC ne sont plus accessibles. «Pendant les pauses, on se posait dans des cafés. Aujourd’hui, c’est plus possible, on est souvent malheureusement obligé de pisser dans la rue, parce qu’on ne trouve pas partout des toilettes publiques», témoigne Ibrahim, livreur depuis trois ans.

Les chauffeurs de taxi ou de VTC ont le même problème : «Il y a bien la technique de la bouteille vide, mais j’ai l’air de quoi si un de mes clients voit une bouteille pleine d’urine dans la voiture ?» questionne Christophe. Le chauffeur de 39 ans explique donc être à l’affût de la moindre rue tranquille pour pouvoir se soulager, lui qui d’ordinaire a ses habitudes dans un café du XVarrondissement. 

Un problème déjà existant

Pour d’autres, l’accès limité aux toilettes peut se révéler invivable. C’est notamment le cas des personnes atteintes de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (Mici), qui provoquent de violentes diarrhées fréquentes. Elles seraient 250 000 en France. «C’est déjà extrêmement dur au quotidien, alors imaginez en ce moment… soulève Michel Liberatore, secrétaire général et administrateur de l’association François Aupetit, dans le Languedoc-Roussillon. Les personnes touchées par la maladie de Crohn ou par la rectocolite hémorragique organisent purement et simplement leur quotidien en fonction de l’accès aux toilettes, développe-t-il. La première question qu’ils se posent avant d’aller quelque part c’est : "Est-ce qu’il y a des toilettes accessibles dans le coin ?"»

Pour les malades, chaque sortie rime donc avec angoisse. A tel point, que certains assurent les  éviter au maximum : «La période actuelle représente un trop fort risque pour moi. Je sors uniquement quand je n’ai pas le choix et je fais en sorte que mes sorties durent le moins longtemps possible, explique Samuel. Au fond, c’est comme si le confinement avait été prolongé pour nous…»

Mais, pour les personnes atteintes de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin, la situation actuelle ne fait en réalité que mettre en lumière un problème déjà existant : celui de l’accès aux toilettes publiques. «Dans le domaine, la France est en deçà de beaucoup de pays», regrette Michel Liberatore. «Il n’y en a pas assez et celles qui existent ne sont pas totalement satisfaisantes et sont mal entretenues», poursuit-il. En comparaison, au Japon, en Corée du Sud ou dans les pays Scandinaves, «on peut trouver des toilettes propres et sécurisées partout en ville».

Julien Damon dresse le même constat : «La période ne crée pas de nouvelles inégalités mais les exacerbe. Le problème des sanitaires, qui n’affecte en temps normal que certaines catégories de personnes, concerne tout le monde aujourd’hui.» D’après lui, la mentalité française vis-à-vis de toilettes expliquerait ce manque. «C’est encore tabou pour les gens. Parler de pipi-caca est plus pris à la rigolade que comme un sujet sanitaire majeur, alors que ça l’est», analyse-t-il. Ces sanitaires urbains représentent aussi des forts coûts de fabrication et d’entretien, qui décourageraient les collectivités de développer leurs flottes. En attendant, avec l’annonce du Premier ministre, Jean Castex, de repousser la réouverture des bars et restaurants initialement prévue le 20 janvier, faire ses besoins va rester un parcours du combattant pour de nombreux citadins.


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