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mercredi 13 janvier 2021

Chez les étudiants en médecine, le tabou des suicides

Par    Publié le 12 janvier 2021

Chaque année, une dizaine d’internes se donnent la mort. Des événements traumatisants pour l’ensemble d’une promotion, qui mettent en lumière les risques psychosociaux auxquels sont soumis ces étudiants.

La métaphore revient comme un refrain : les étudiants et internes en médecine seraient des super-héros. Invincibles et invulnérables. Connaissant l’intégralité de leurs cours sur le bout des doigts, enchaînant les gardes à l’hôpital, cultivant une vocation sans faille.

« Pour autant, il y en a plein qui se fracassent », souffle Laurence Marbach, présidente de l’association la Ligue pour la santé des étudiants et internes en médecine (Lipseim). Sa fille, Elise, s’est écroulée à 24 ans. « Brillante, passionnée, empathique », la jeune femme a mis fin à ses jours le 2 mai 2019.

En premier semestre d’hépato-gastro-entérologie à Lyon, l’interne travaillait autour de 80 heures par semaine. Avant son décès, Elise avait enchaîné trois week-ends sans répit : une astreinte pour assurer la continuité des soins, un colloque de spécialité à Paris, une formation à Clermont-Ferrand. Pour tenir, faute de cape de Zorro, elle s’était prescrit des bêtabloquants, essayant de cacher son stress et son épuisement professionnel.

Briser le mythe

Par peur de paraître « faibles », « inaptes », « nuls » ou « incompétents »rares sont les futurs médecins qui osent alerter quand ça ne va pas. Pire, quand ils ont des idées noires.

Dans une culture hospitalière évoluant à huis clos, l’idée qu’il faut « apprendre dans la douleur » reste prégnante. « On est dans une forme de pression sociale, économique, intellectuelle », relève Barbara Lantier, médecin généraliste qui, face au « mutisme collectif », a choisi de soutenir sa thèse en 2019 sur le suicide des externes, internes et docteurs en médecine« Certains étudiants sont dans le déni, alors qu’ils peuvent eux aussi avoir des limites physiques ou morales. Quand ils s’en rendent compte, ils risquent de tomber de très haut. » 

La prévalence de la dépression et des idées suicidaires chez les étudiants en médecine est largement supérieure à la population générale

D’où la nécessité, vitale, de briser le mythe. C’est « pour que cessent l’omerta, l’oubli, l’indifférence du système sur la maltraitance des internes et étudiants en médecine » que les parents d’Elise ont cofondé la Lipseim. Depuis la création de l’association en mai 2020, ils organisent des actions de prévention et de sensibilisation à destination des apprentis médecins, mais aussi des seniors et de l’administration hospitalière. « Les jeunes doivent entendre qu’ils sont parfois en danger », martèle Luc Marbach. Car de nombreuses études le prouvent : la prévalence de la dépression et des idées suicidaires chez les étudiants en médecine est largement supérieure à la population générale.

Faute de registre officiel, le psychiatre Ariel Frajerman, en thèse de sciences à l’Institut de psychiatrie et neurosciences de Paris (IPNP), propose une estimation du nombre de suicides des internes (entre leur 7e et 11e année d’études). Si le début 2020 a été marqué par le suicide de quatre internes en deux mois, les médias rapportent chaque année une dizaine de cas.

« Les internes français étant environ au nombre de 30 000, il est possible d’en déduire un taux de suicide approximatif de 33 pour 100 000, calcule Ariel Frajerman. A titre de comparaison, le taux de suicide dans la population générale pour cette tranche d’âge (25-34 ans) était de 10,9 pour 100 000 habitants en 2014. Un interne a donc environ trois fois plus de risque de se suicider qu’un Français du même âge. »

Santé mentale mise à rude épreuve

Fatigue intense, compétition, lourdes responsabilités, manque d’encadrement, glissement des tâches, confrontation à la mort… Les étudiants en médecine sont exposés à de multiples facteurs de risques psychosociaux. Partie émergée de l’iceberg, le suicide est ainsi le révélateur d’une santé mentale mise à rude épreuve. Encore plus dans un contexte difficile, les internes étant, comme l’ensemble des soignants, en première ligne depuis le début de l’épidémie de Covid-19.

Selon une grande enquête menée à l’initiative de l’Intersyndicale nationale des internes (ISNI) en 2017, 66 % des étudiants et jeunes médecins présentaient des troubles anxieux et 28 % des symptômes de dépression. Près d’un quart avaient des idées suicidaires.

Au printemps 2020, après deux mois de confinement, le syndicat dénonçait une nouvelle « dégradation » de la santé mentale des internes et publiait d’autres chiffres « alarmants »« Face à une situation comme le Covid, on nous expose à un stress de plus en plus grand, avec des temps de soin et des moyens réduits : nécessairement on crée de la souffrance », déplore Franck Rolland, vice-président chargé de la qualité de vie à l’ISNI et lui-même interne en psychiatrie. Avec une moyenne de 58 heures par semaine, la plupart des jeunes praticiens dépassent les 48 heures de travail hebdomadaire réglementaire, et 30 % d’entre eux ne sont pas en mesure de prendre leur repos de sécurité après une garde.

« Il faut apprendre à détecter les facteurs de risques et leur accumulation, fait valoir la psychiatre Donata Marra, présidente du Centre national d’appui à la qualité de vie des étudiants en santé(CNA) – lancé en juillet 2019 par les ministères de la santé et de l’enseignement supérieur. Lorsque le temps de travail augmente au-delà d’un seuil, les idées suicidaires s’accroissent : c’est mécanique. Dans le même ordre d’idées, si je vous empêche de dormir, un rien finira par vous faire pleurer comme une madeleine. »

« Arrêter d’attendre l’irréparable »

En sus de conditions de travail périlleuses, des situations de harcèlement exacerbent la violence de l’hôpital et participent d’un mal-être collectif. Gilles et Bénédicte Rodaro ne digèrent pas leur colère. En février 2020, leur fils Florian s’est suicidé à 26 ans. Interne à Reims (Marne) en anesthésie-réanimation et « obsessionnel du travail bien fait », il aurait été victime de « comportements hostiles répétés » de la part de l’un de ses supérieurs.

« Je n’ai pas prévu de me taire, lâche son père, médecin généraliste installé à Tours depuis près de trente ans. Par crainte de voir leur stage non validé, nombre d’étudiants préfèrent encaisser et dire amen à tout. Il faut arrêter d’attendre l’irréparable. »

« A l’instar d’un policier qui se tue avec son arme de service, le futur médecin se prescrit ce qu’il veut », Laurence et Luc Marbach, fondateurs de la Ligue pour la santé des étudiants et internes en médecine

N’étant pas eux-mêmes soignants, les parents d’Elise affichent aussi leur stupéfaction : « Il y a quelque chose de pourri dans ce royaume médical, on se heurte à l’inertie du mammouth. Et ne rien dire, c’est cautionner », accuse Luc Marbach, employé à un poste de direction dans le privé. Qu’ils soient maltraités ou surmenés, les jeunes praticiens ont par ailleurs libre accès aux médicaments, et donc les moyens de passer à l’acte. « A l’instar d’un policier qui se tue avec son arme de service, le futur médecin se prescrit ce qu’il veut. Alors qu’est-ce qu’on attend pour mettre fin à cet insupportable gâchis ? », s’alarment les parents endeuillés.

Repenser le système

Bien sûr, tout jeune n’a pas d’idées noires au contact de sa faculté de médecine. Mais « le suicide d’un étudiant, c’est une déflagration, une bombe qui explose », témoigne Donata Marra. Pour les proches, les camarades de promo, les enseignants, les encadrants en stage. Dans un contexte où l’on doit savoir « prendre soin », c’est le reproche de ne pas avoir vu, la mort de quelqu’un qui n’aurait pas dû se produire. Sans dramatiser ni psychiatriser à outrance, l’ensemble des représentants hospitaliers s’accordent à dire qu’il y a « urgence » à repenser un système dévastateur.

De la création de structures d’accompagnement dans toutes les universités à l’introduction d’un module transversal de formation concernant les risques psychosociaux ou l’« empowerment », le CNA s’accompagne de quinze engagements interministériels qui devraient, à terme, favoriser la qualité de vie des étudiants en santé. « Jusqu’au secret médical renforcé pour les praticiens qui craignent d’être stigmatisés, nous devons lutter contre l’ensemble des facteurs de risques, explique Donata Marra. La palette est large. Ce n’est pas une seule mesure qui permettra de tout résoudre en claquant des doigts. » 

S’il y a un frémissement dans les prises de conscience, le défi reste entier. Le bien-être des étudiants en médecine représente un enjeu prioritaire de santé publique : l’un des premiers signes de burn-outétant la diminution de l’empathie, il s’agit aussi de préserver la population quant à la qualité des soins ou les risques d’erreurs médicales. Si le soignant va mal, comment le patient peut-il aller bien ?


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