Par Lucie Soullier Publié le 20 octobre 2020
TÉMOIGNAGES Dans les familles, entre amis, avec les collègues… cette protection nouvelle pour des millions de Français suscite incompréhensions, malaise et moqueries au quotidien.
La porte s’ouvre et la même question s’engouffre dans chaque foyer, avant même les invités : comment se dire bonjour ? Le coude, le poing ? La bise, n’y pensez même pas ! Pour vous laver les mains, c’est par là… En quelques mois, les gestes barrières ont imprégné nos habitudes, et les masques envahi nos quotidiens, de la corde à linge aux discussions familiales. Les « tu as pris ton masque ? » lancés devant la porte d’entrée ont remplacé les appels à ne pas oublier ses clés.
La « vie d’après » s’est faufilée jusque dans les petites attentions, comme ces colis remplis de masques cousus par les parents et les grands-parents, envoyés à une descendance bien moins habile de ses mains. Tamala en a même fabriqué une centaine pour les distribuer à ses voisins d’immeuble. Un moyen de nouer des liens à tous les étages, se réjouit celle qui se définit comme une « retraitée utile » de 75 ans.
Sous d’autres toits, le masque est devenu un objet de discorde. « Un vrai sujet d’engueulades » entre Sarah et son mari médecin. « Il reconnaît que ce n’est pas forcément utile scientifiquement dans la rue mais plaide pour la discipline collective… Moi, ça me rend folle », soupire la trentenaire parisienne, avant de dédramatiser avec humour : « J’ai beaucoup trop de rouges à lèvres pour tolérer ça ! » Même ville, et même motif de tension entre Clea et sa belle-mère, pas très à cheval sur les gestes barrières. « Elle voit le fait de ne pas porter le masque comme un acte de rébellion qui lui convient bien. » Résultat, à chaque fois qu’elle lui ouvre la porte, Clea a droit à un : « J’imagine que tu ne veux pas que je t’embrasse. » « Comme si c’était une volonté de ma part dirigée contre elle ! », s’exaspère Clea.
« Il va bien comprendre si je le fixe »
On savait bien, « avant », qu’il ne fallait pas trop s’aventurer à parler politique à la table familiale. Nous voilà désormais coincés dans l’isoloir avec oncles, tantes, grands-parents et petits-cousins. Impossible d’éviter un sujet porté si directement (ou justement non) sur le visage. Alors comment réagir face à ces joyeuses photographies envoyées dans les Whatsapp de famille, où les êtres chéris sont si proches, trop proches. Démasqués. Enlacés. Et au bureau, comment oser dire à son chef que lui aussi doit le porter ?
Chacun sa méthode. Il y a ceux qui insistent avec le regard. « Il va bien comprendre si je le fixe pendant quelques minutes », espère ainsi Antoine, dans le train qui l’emmène de Brest à Paris chaque semaine, en « jugeant avec les yeux » chaque compagnon de voyage récalcitrant. D’autres avancent en douceur, comme Anne, qui a offert des masques à son père pour son anniversaire. Fabriqués en France « car il y est sensible », pour l’inciter délicatement. « Il n’était pas très porté sur le masque cet été, après avoir été “control freak” pendant le confinement où il nous empêchait quasiment de sortir. »
Et il y a ceux qui y vont frontalement. A 77 ans, Wilhelm Hangan a même changé de « toubib traitant » après quinze années de fidélité. Lors de sa première visite post-confinement, son médecin ne portait pas de masque. Wilhelm s’est levé et l’a quitté : « Il s’est totalement discrédité. »
« Non mais de quoi je me mêle ? »
Même les soirées télé révèlent un nouveau rapport aux autres. Lea Chevalier s’amuse de sa propre réaction face à la dernière série regardée : « Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire : non mais c’est pas possible, ils se touchent ! Ils sont trop proches ! » Pour la Rennaise de 26 ans, le masque est devenu une telle habitude que croiser des gens ne le portant pas lui est devenu « désagréable ». Et elle est loin d’être la seule à ressentir ce malaise face à des inconnus non masqués – « ou pire, avec le masque sous le nez ! »
Victoire de Dieuleveult a bien essayé de l’expliquer à quelqu’un dans la file d’attente d’un magasin d’alimentation. Réponse de l’intéressée : « Non mais de quoi je me mêle ? » Pourtant, « j’avais dit ça vraiment gentiment », s’excuse presque la psychologue de Rouen. Elle se rappelle également son arrivée chez des amis, il y a peu. La moitié des invités étaient entrés masqués, dont elle, l’autre pas. « Eh bien, ils se sont foutus de nous en nous lançant “ah les petits vieux” ! » Elle précise son âge : 63 ans, « c’est-à-dire pas tout à fait à risque, mais presque ». L’enjeu est peut-être également là. Ne pas se considérer « à risque », ne pas se montrer « à risque ». « Un peu comme si porter un masque devant un proche signifiait qu’on ne lui fait pas confiance… »
Clémence acquiesce. Lors des dernières retrouvailles dans sa famille, les plus jeunes portaient tous le masque, mais pas les générations précédentes. « Ils nous disaient que c’était dommage de ne pas voir nos sourires… » « Ironique », ajoute-t-elle, lassée des commentaires taxant les jeunes d’irresponsables. Pas toujours facile de passer pour le fâcheux donneur de leçons. Encore moins sur son lieu de travail, où la jeune Parisienne fait partie des rares à porter le masque constamment : « Les autres nous regardent comme si on était trop sérieux ! » Clémence n’est d’ailleurs pas son vrai prénom. « Ils connaissent ma position, ça pourrait me retomber dessus… » Comme si respecter scrupuleusement les gestes barrières la faisait passer dans le mauvais camp. Celui des « relous », des « hypocondriaques », des « peureux ».
« Trier » leurs connaissances
Cas contact : personnes avec qui vous avez eu des contacts non masqués quarante-huit heures avant les symptômes. « Au bureau c’est synonyme de : avec qui tu as mangé ? », résume Basile, testé positif comme son collègue de déjeuner. Mieux vaut désormais bien choisir avec qui prendre ce risque. Au point que certains expliquent désormais « trier » leurs connaissances en cercles concentriques : ceux que l’on ne voit plus ; ceux que l’on voit en vidéo ; ceux que l’on voit masqués ; ceux avec qui on vit.
Quant aux nouvelles rencontres… Tiphaine Forestier a sa technique, elle qui, à 20 ans, vient d’intégrer une nouvelle université en Haute-Savoie. Elle brise la glace en lançant un « joli masque, il vient d’où ? »
Josefa, elle, a fini par rencontrer « en vrai » ce garçon avec qui elle discutait sur un site de rencontres depuis quelque temps. C’était compter sans ce hic omniprésent : le masque. « Je me suis dit : mince, je ne vais pas pouvoir voir son visage ! » Tous deux se sont empressés d’entrer dans le premier bar venu pour, « enfin », se dévoiler. La juriste de 24 ans énumère : plus de bars, plus de fêtes, et maintenant ce couvre-feu. « Pas facile d’être célibataire au temps du Covid ! »
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