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Photo Steven Robinson Pictures. Getty Images. Montage Libération
Pour se rassurer, un nombre croissant de parents sont tentés d’équiper leurs rejetons d’objets connectés, qui promettent davantage d’indépendance et de sécurité mais soulèvent des questions d’éthique et d’épanouissement.
Autonomie : du grec autos («soi-même») et nomos («la loi, la règle»). Soit se gouverner soi-même, en étant relié à un environnement plus vaste. Concrètement, quand Pim, 8 ans, ne maîtrise pas encore le grec ancien mais aspire à se passer d’escorte pour ses allers-retours quotidiens, comment repenser l’agenda familial, qui ressemble à une carte d’aiguilleur du ciel sous amphètes ? La vérité est moche comme un slip échoué à 10 centimètres du panier à linge sale : on en cause entre «mamans». C’est un fait, la charge mentale de l’autonomisation, qui sous-tend la sécurisation (fantasmée ou non) des enfants dans l’espace public, incombe en majorité aux mères. Et parmi les tuyaux que se refilent ces logisticiennes du périscolaire, il y a le traceur GPS. Mouchard ou outil éducatif ? Quand on découvre l’existence de ces objets connectés, on peut ricaner face à la danse du ventre marketing des développeurs qui les commercialisent. On tente aussi d’échapper à l’équipement (trop) précoce en smartphone, sésame ô combien culpabilisant vers l’hydre numérique. Juré craché, Pim n’aura pas son portable avant le collège (où c’est interdit depuis 2018), voire le lycée - pour les plus audacieux. Et on se désole de la marginalisation croissante des enfants dans l’espace public, qu’on tend à circonscrire à des espaces dédiés, comme les parcs.
La technologie peut-elle aider à lutter contre ce rétrécissement ? Il existe des boîtiers (à partir de 50 euros, plus un forfait mensuel autour de 5 euros), à placer dans un cartable, qui émettent un signal GPS permettant aux parents de localiser, via une application, l’enfant en temps réel.
Marie (1), 37 ans, habite un village de l’Ain. Cette psychomotricienne ne voit «pas l’intérêt pour des préados d’avoir un téléphone», mais souhaite que les plus âgés de ses quatre garçons puissent se rendre seuls à l’école. L’un, 11 ans, parcourt 2 km en trottinette avant et après son trajet en bus. Le second, 13 ans, a 10 km aller-retour à faire à vélo. A la rentrée, Marie les a équipés d’un boîtier GPS doté de boutons enclenchant un appel vers des numéros définis ou l’envoi de SMS préenregistrés. La balise peut aussi être paramétrée pour expédier des notifications quand l’enfant quitte et atteint un lieu précis, ou sort d’une zone donnée. «Je me suis interdit de mettre ces alertes, l’idée d’espionner ton petit est gênante et c’est anxiogène d’attendre de les recevoir», considère Marie, qui n’aime pas le terme de «traceur». «Je ne l’ai pas acheté dans cette optique, c’est plus : "Si tu tombes à vélo, tu te trompes de bus ou qu’il ne passe pas, tu peux me prévenir." Et c’est accompagné d’un discours : "Si tu as besoin de quelque chose, tu peux aussi demander à une dame dans la rue."»
«Une bouée de sauvetage»
Marie reconnaît que «si tu es anxieux, ça peut vite devenir une drogue, tu es toujours tenté de regarder où ils sont». Pour l’heure, elle considère que ça lui «ouvre des options» : «Maintenant, je les laisserai plus aller explorer la forêt à vélo pendant trois heures.» Même sentiment pour Claire, sa belle-sœur, la première de la famille à avoir franchi le pas : «Ça m’enlève le truc de devoir être tout le temps avec eux, ça me donne de la liberté, mais je suis consciente du risque de tomber dans l’abus, ça doit rester un outil de prévention.» Il y a deux ans, elle a acheté un boîtier pour sa fille, 8 ans aujourd’hui, qui traverse seule un parc en trottinette pour aller en classe.
Employée dans la finance, Claire vit en Suisse romande, à Lausanne, ville tranquille de 140 000 habitants. Le matin, elle vérifie à distance si sa fille est bien arrivée à l’école. A l’heure de la sortie, la fonction d’appel permet, selon elle, de «diminuer la panique» : «Ma fille est un peu anxieuse, le trottoir se vide vite le soir et si j’ai cinq minutes de retard, ça lui donne une action à faire, plutôt que de se mettre à pleurer, de perdre ses moyens, c’est comme une bouée de sauvetage.» Dont sa fille peut «décider», dit-elle, de se saisir : «Je ne peux pas l’appeler, c’est à elle de prendre l’initiative.» Si la quadra parle des «dangers de la rue» à ses enfants, elle n’en fait pas non plus une «obsession».
Céline (1), 34 ans, la sœur de Marie, est curieuse de l’expérience de ses neveux, mais reste «pas du tout à l’aise de donner tout petits, à [ses] enfants, l’habitude qu’on trace leurs données». Formatrice linguistique, elle vit à Grenoble (160 000 habitants), où la circulation l’inquiète plus que les «mauvaises rencontres». Son aîné, 10 ans, se déplace seul entre le conservatoire, la bibliothèque et le supermarché d’à côté. Le cadet, 8 ans, va chez l’orthophoniste en solo. «J’ai envie qu’ils aient plus d’autonomie et ils sont très demandeurs, mais on se limite à des trajets très courts, je n’ai pas encore trouvé la bonne solution», estime-t-elle. Elle envisage d’acheter un téléphone portable, sans Internet, pour le plus grand. Reste, dit-elle, un «certain jugement de la part des autres», voisins, parents d’élèves, pour qui «ça ne paraît pas normal de voir un enfant seul en ville» : «Il y a l’idée que tu lui fais courir un risque.» Or «accepter le risque» fonde le processus d’autonomisation, souligne Claire Balleys, sociologue de la communication et des médias à la Haute Ecole de travail social de Genève : «La confiance nécessite une mise en vulnérabilité. La géolocalisation peut transmettre un message problématique à l’enfant : si seuls ses parents peuvent l’aider, cela signifie que toutes les autres personnes, dans l’espace public, représentent un danger. Plus tard, les ados, pour se construire, ont besoin de parenthèses de sociabilité où ils sortent de leur rôle d’enfant.» Et le fait de les rappeler constamment à ce statut entrave leur pouvoir d’agir.
Hormis les boîtiers GPS, on trouve en ligne des tas de vidéos vantant des montres connectées «débutantes», au design hypergenré (rose et rond pour les filles, bleu et plus carré pour les garçons), disponibles à partir de 40 euros. Elles proposent l’activation à distance par les parents d’un micro, captant les sons proches de l’enfant, sans que celui-ci en soit forcément informé. «Ces gadgets vont à l’encontre du projet parental éducatif, dont le but est de rendre l’enfant autonome, s’indigne la psychologue Sabine Duflo, spécialiste des usages numériques. Nous vivons certes dans une société anxiogène, mais les enfants doivent apprendre à se séparer sans être inquiets.»
Repères
Le plus beau cadeau pour Pim serait donc d’abord un accompagnement éclairé : faire le chemin une première fois ensemble, en prenant des repères, négatifs (ce passage piéton où les voitures ne s’arrêtent jamais), positifs (ce large trottoir protégé), en désignant des alliés (tels voisins, les commerçants du quartier). Et en prêtant une oreille attentive au retour d’expérience de l’enfant.
Benoît Grunemwald, expert en cybersécurité chez Eset France, pointe l’autre enjeu de ces objets connectés, lié à la collecte des données personnelles : «Il faut prendre conscience qu’un tiers va accéder à ces informations sur la position de l’enfant. Les parents doivent s’assurer de protéger leur compte avec une authentification de qualité et peuvent se demander où sont stockées les données, sur quel serveur, dans quel pays. Car on peut imaginer que le système se retourne contre leur intention première.» Le péril n’est pas nécessairement au coin de la rue, en somme.
(1) Le prénom a été modifié.
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