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mardi 20 octobre 2020

Aux Etats-Unis, la longue histoire de la stérilisation forcée


 






Debra Blackmon avait 13 ans, en 1972, quand deux travailleurs sociaux du comté de Mecklenburg ont expliqué à ses parents qu’elle devait être stérilisée au plus vite. « Gravement retardée », avaient décrété les instances médicales et judiciaires de Caroline du Nord. Le 22 mars, l’adolescente afro-américaine a donc été conduite au Charlotte Memorial Hospital, où un médecin a pratiqué une hystérectomie. Elaine Riddick, elle, venait d’avoir 14 ans, en 1968, quand sa grand-mère, analphabète, a apposé un « X » en bas d’un formulaire de consentement autorisant la stérilisation de la jeune fille noire, tombée enceinte à la suite d’un viol. Après la naissance de son fils Tony, les membres du conseil de l’eugénisme de Caroline du Nord avaient déclaré que la jeune maman était « faible d’esprit » et de « mœurs légères ». Quelques années plus tôt, en 1965, une autre adolescente afro-américaine, Nial Ruth Cox, 17 ans, avait été gratifiée du même jugement (« feeble minded ») et forcée à subir la même opération à Plymouth, toujours en Caroline du Nord.

Debra, Elaine, Nial… trois histoires parmi des milliers, qui racontent près de cinquante ans d’une politique de stérilisation forcée pratiquée par la Caroline du Nord. 7 686 personnes, des hommes et des femmes, parfois très jeunes, en ont été victimes. A l’échelon national, les spécialistes estiment que plus de 60 000 personnes ont subi, au XXe siècle, ces pratiques eugénistes, autorisées dans trente-deux Etats à la suite d’une décision de la Cour suprême des Etats-Unis (Buck v. Bell, 1927).

Harry H. Laughlin, le superintendant du Bureau d’enregistrement eugénique avait établi une liste des « personnes socialement inaptes », incluant notamment « les débiles mentaux », « les fous », « les criminels », « les ivrognes », « les aveugles », « les sourds », « les difformes »… « La première loi sur la stérilisation a été adoptée dans l’Indiana en 1907, rappelle Barry Mehler, professeur d’histoire à la Ferris State University (Michigan). Quand, en 1928, le canton suisse de Vaud a voté en faveur de la première loi européenne sur la stérilisation, les Américains en avaient déjà promulgué près de trente. »

Pour M. Mehler, ces politiques eugénistes s’apparentaient à une forme d’« hygiène raciale »une tentative de purifier la « race » des groupes « de basses catégories » et « dégénérés ». « Les eugénistes américains et européens ont créé un racisme et un sexisme génériques – les génétiquement inférieurs, poursuit l’universitaire. Sans surprise, les victimes se sont toujours révélées être les victimes traditionnelles de discriminations – juifs, Noirs, femmes et pauvres. » De fait, la population noire représentait 39 % des personnes stérilisées en Caroline du Nord en 1929, puis 60 % à la fin des années 1960, selon une étude de Lutz Kaelber, professeur agrégé de sociologie à l’université du Vermont.

« Un génocide »

Gregory N. Price, William Darity Jr et Rhonda V. Sharpe ont examiné de près les statistiques des années 1958 à 1968, période pendant laquelle plus de 2 100 stérilisations ont été pratiquées en Caroline du Nord. Selon leur étude publiée en juin dans l’American Review of Political Economy, cette pratique a augmenté en même temps que la population noire sans emploi. Au cours de ces dix années, le taux de stérilisation des Noirs était compris entre 2 et 4 pour 100 000 et zéro pour tous les autres groupes raciaux.

« Pour les Noirs, les stérilisations eugéniques ont été autorisées et administrées dans le but de réduire leur nombre dans la population future  c’est ce qu’on appelle un génocide », affirment les auteurs de l’étude. « Ce que notre rapport démontre, c’est comment l’interprétation des travailleurs sociaux du comté, qui peuvent être considérés comme racistes et sexistes, a dévalorisé le droit des Noirs pauvres à se reproduire », précise Rhonda V. Sharpe, présidente du Women’s Institute for Science, Equity and Race et coautrice de l’étude.

« L’histoire sordide de la stérilisation eugénique fondée sur la race en Caroline du Nord suggère que les préjugés raciaux peuvent réapparaître dans les interventions de santé basées sur la génétique, s’inquiète aujourd’hui Gregory N. Price, professeur d’économie à l’université de La Nouvelle-Orléans. Cela est particulièrement vrai si persistent les présomptions raciales selon lesquelles les Noirs sont génétiquement inaptes. Des preuves de tels biais apparaissent encore dans une certaine littérature en sciences sociales sur la race et le QI, où certains auteurs concluent que les différences d’intelligence entre les Noirs et les non-Noirs sont “génétiques” et “héritables”. Le tristement célèbre Courbe de Bell [The Bell Curve, un livre de Charles Murray et Richard Herrnstein, publié chez Free Press en 1994 (non traduit), pour expliquer les variations de l’intelligence dans la société américaine] en est peut-être l’exemple le plus frappant. »

Après la seconde guerre mondiale, nombre d’Etats américains ont abandonné ces programmes, mais la Caroline du Nord, elle, a prolongé le sien jusqu’en 1974. Créé en 1933, le conseil de l’eugénisme de cet ancien Etat confédéré donnait à ses travailleurs sociaux le pouvoir de désigner les personnes susceptibles de subir cette opération chirurgicale, parfois au prix de mensonges par omission.

« Quand le travailleur social qui suivait ma mère a découvert que j’étais enceinte, elle a dit à ma mère que, pour qu’elle puisse continuer à bénéficier de l’aide sociale, je devrais avoir une ligature des trompes temporaire, a raconté Nial Ruth Cox dans un documentaire intitulé The State of Eugenics, de Dawn Sinclair Shapiro, diffusé en 2017. A ce moment-là, quand je suis allée voir ce médecin, personne ne m’a expliqué que cela allait être permanent, que je ne pourrai jamais avoir d’autres enfants. »

Victimes non répertoriées

Au début des années 1970, alors qu’elle essayait d’avoir des enfants avec son mari, Elaine Riddick a, elle aussi, découvert que l’intervention chirurgicale avait un caractère définitif, ce que personne ne lui avait dit en 1968. Devenue présidente de Rebecca Project for Justice, une organisation qui œuvre pour « la protection de la vie, de la dignité et de la liberté des personnes en Afrique et aux Etats-Unis », elle a alors mené une bataille de quarante ans avec la justice pour que les victimes survivantes en Caroline du Nord obtiennent une indemnisation.

Grâce à ce combat, cet Etat est devenu, en 2013, le premier à adopter une loi pour indemniser les victimes du programme de stérilisation. Selon le bureau de la justice de Caroline du Nord, les demandeurs avaient jusqu’au 30 juin 2014 pour déposer leur réclamation. Les autorités ont estimé qu’environ 1 500 victimes étaient toujours en vie. Pour être éligibles, elles doivent avoir subi leur opération sous l’égide du conseil eugénique de l’Etat. Mais certains fonctionnaires des services de santé – juges et travailleurs sociaux – avaient donné leur accord sans suivre la procédure légale appropriée, c’est-à-dire sans en informer le conseil eugénique.

Conséquence, un certain nombre de victimes stérilisées illégalement par l’action du gouvernement ne figuraient pas dans les dossiers de la commission de l’eugénisme. Debra Blackmon a découvert qu’elle appartenait à ce groupe de victimes non répertoriées.

« Il y avait un vide juridique qui empêchait certaines personnes d’être indemnisées pour avoir été stérilisées », explique Bob Bollinger, l’avocat de North Carolina Advocates for Justice, qui a représenté Debra Blackmon. Lorsque ces faits ont été portés à l’attention des juges, ces derniers n’ont « pas voulu régler le problème en autorisant l’indemnisation des autres victimes », poursuit l’avocat. « Debra a déjà été victime une fois, a rapporté sa nièce, LaToya Adams, à la radio publique NPR. En l’excluant, ils la victimisent de nouveau. » Debra Blackmon a intenté une procédure d’appel, perdue en avril 2016. Elle n’a jamais reçu d’indemnisation.

Des cas récents

« Le préjudice est tellement important qu’il impose des compensations, regrette Johanna Schoen, professeure d’histoire à l’université Rutgers-Nouveau-Brunswick, dont les recherches sur la stérilisation eugénique en Caroline du Nord ont permis d’aboutir, après la publication d’une série d’articles dans le Winston Salem Journal, à des excuses officielles du gouverneur de l’Etat. Elles sont aussi, dans une certaine mesure, un outil politique. Alors que l’Etat de Caroline du Nord indemnisait les victimes de stérilisation – c’est-à-dire les femmes qui n’avaient pas la capacité de faire leur propre choix en matière de procréation –, il limitait également l’accès des femmes à l’avortement – c’est-à-dire limitait encore une fois la capacité des femmes à faire leur propre choix en matière de procréation. »

Cette politique eugéniste appartient-elle au passé de l’histoire américaine ? Pas si simple. Quelques récits ont continué de raviver, encore récemment, cet épisode tragique. Comme celui de Pauline Binam, une ressortissante camerounaise âgée de 30 ans ayant subi une stérilisation forcée en 2019, alors qu’elle était depuis près de deux ans au centre de détention du comté d’Irwin (Géorgie). Informées par une infirmière de l’établissement, Dawn Wooten, plusieurs ONG locales (Project South, Georgia Detention Watch, Georgia Latino Alliance for Human Rights et South Georgia Immigrant Support Network) ont porté plainte auprès du gouvernement américain, lundi 14 septembre, et dénoncé un nombre important d’hystérectomies pratiquées sur des migrantes placées dans ce centre de détention.

« Si cela est vrai, les conditions épouvantables décrites dans la plainte du lanceur d’alerte  y compris les allégations d’hystérectomies de masse pratiquées sur des femmes immigrantes vulnérables  sont une violation stupéfiante des droits de l’homme », a réagi sur Twitter la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi.

La réalisatrice Erika Cohn a, elle, raconté, dans son documentaire Belly of the Beast (« le ventre de la bête »), sorti en juin, comment des femmes ont longtemps été stérilisées dans les prisons de Californie. Grâce à ses recherches, au récit de Kelli Dillon – une Afro-Américaine qui a subi sans le savoir une hystérectomie en 2001, à l’âge de 24 ans, alors qu’elle était incarcérée dans l’établissement de Chowchilla – et aux observations de son avocate, Cynthia Chandler, la cinéaste a pu montrer que nombre de stérilisations ont eu lieu dans les centres de détention californiens entre 1997 et 2013 : près de 1 400, selon l’audit de l’Etat et les registres de la prison. En 2014, l’Etat de l’Ouest américain a fini par interdire les stérilisations forcées comme moyen de contrôle des naissances dans les prisons, en partie grâce au témoignage de Kelli Dillon.


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