Le frère dominicain Adrien Candiard, spécialiste de théologie musulmane, juge qu’il est erroné de lutter contre le fanatisme en le considérant « comme une déviance sociale ou psychologique », et non pas comme une « erreur religieuse ».
Frère dominicain spécialiste de théologie musulmane, Adrien Candiard n’a pas peur de quitter ses habits de chercheur pour entrer dans le débat public. Il avait déjà publié, quelques semaines après les attentats de 2015, Comprendre l’islam. Ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien (Flammarion, 2016) pour tenter de sortir des lectures simplistes à propos de cette religion.
Il revient avec Du fanatisme, quand la religion est malade (Editions du Cerf, 96 p., 10 euros), court essai dans lequel il appelle à remettre de la théologie là où le sujet n’est abordé qu’à travers la psychologie ou la sociologie. Car, estime ce membre de l’Institut dominicain d’études orientales du Caire, où il vit, c’est en confrontant le fanatisme à ses erreurs théologiques qu’on pourra lui répondre.
Vous regrettez que le fanatisme religieux ne soit approché que sous l’angle de la psychologie ou de la sociologie, mais jamais de la théologie. En quoi ce manque est-il problématique ?
Depuis l’époque des Lumières, qui a mis le concept de fanatisme sur la place publique, l’approche dominante veut qu’il soit la conséquence d’un excès de religion. Logiquement, il semble que, pour soigner cet excès, la solution soit d’en parler le moins possible. Or, nous ne pouvons que constater aujourd’hui que cette approche ne fonctionne pas : amoindrir la place du religieux n’a pas réduit le fanatisme, car le problème engendré par cette attitude est de ne pas écouter ce que les fanatiques ont à nous dire. Autrement dit, de ne pas traiter religieusement la question religieuse.
« On ne luttera pas contre ce fanatisme en se passant de religion, mais en permettant aux croyants de vivre leur vie spirituelle dans un cadre religieux sain »
Il y a donc un mauvais diagnostic dans le fait de ne pas aborder le fanatisme comme une erreur religieuse, mais simplement comme une déviance sociale ou psychologique. Je crois qu’on ne luttera pas contre ce fanatisme en se passant de religion, mais au contraire en permettant aux croyants de vivre leur vie spirituelle dans un cadre religieux sain.
Quelle est l’erreur théologique qui alimente le fanatisme ?
Même si cela peut sembler paradoxal à première vue, je pense que la principale erreur théologique du fanatisme est de ne pas laisser de place à la foi. Derrière la référence constante à Dieu, il y a un remplacement de Dieu par d’autres objets, tels que le culte ou les commandements, qui font bien entendu partie de la pratique religieuse, mais ne sont pas Dieu.
Ces objets finis et limités sont dès lors appréhendés comme absolus et illimités, ce qui est une erreur théologique bien connue sous le nom d’idolâtrie. Et cette dernière est dangereuse en ce qu’elle donne à des choses proches de Dieu les attributs divins. Or, Dieu étant infini, c’est cette infinité qui est l’antidote : le croyant qui adore Dieu sait qu’il n’aura jamais prise sur lui. Le fanatisme, au contraire, remplace Dieu par un objet fini et croit ainsi pouvoir le posséder.
Cette mise à l’écart de la théologie, est-ce la faute à Voltaire, dont la définition du fanatisme donnée dans son Dictionnaire philosophique nous imprègne toujours, selon vous ?
Plus que Voltaire et sa définition du fanatisme, je crois qu’Emmanuel Kant a joué un rôle important en la matière. Dans son opuscule La Religion dans les limites de la simple raison (1793), le philosophe allemand a approfondi et structuré cette intuition des Lumières selon laquelle les religions doivent s’écarter de l’espace public en plaçant la question non du côté de la raison, mais en en faisant un objet de morale. Ainsi considérée, la foi ne doit plus être discutée : elle doit simplement être respectée de façon inconditionnelle.
« La principale erreur théologique du fanatisme est de ne pas laisser de place à la foi »
En faisant ainsi sortir la croyance du domaine des opinions, Kant entendait préserver la foi et pacifier la société. Mais, à mon sens, le problème d’une telle conception est de renvoyer le religieux au domaine de l’identité. Or, pour vivre ensemble, nous devons pouvoir discuter sereinement des questions religieuses et ne pas en faire des traits identitaires indiscutables.
Est-ce à dire que le projet des Lumières aurait échoué ?
Arrivant après les guerres de religion, l’humanisme des Lumières est parvenu à apporter une certaine forme de pacification. En ce sens, il n’a pas échoué. Mais je pense que ce paradigme touche à ses limites, car il s’est en partie épuisé. Ces limites, c’est l’apparition de l’islam comme nouvelle religion qui les a révélées, car il a rebattu les cartes et obligé à se poser des questions à nouveaux frais.
Dès lors, on observe que réaffirmer sans fin le paradigme des Lumières ne fonctionne pas, car il passe à côté de l’élément essentiel du fanatisme religieux, qui est l’aspect théologique que j’entends mettre en avant dans le livre. Ainsi, la sortie de la théologie impulsée par les Lumières a historiquement fonctionné, mais on aurait tort d’y voir une panacée : ce n’est pas une solution définitive.
Pourquoi choisissez-vous le terme de fanatisme et non celui d’intégrisme, de fondamentalisme ou d’extrémisme ?
La question du vocabulaire est capitale. Je n’emploie pas les termes d’intégrisme et de fondamentalisme, car ils renvoient à des réalités qui n’ont rien à voir entre elles. L’intégrisme est le nom que s’est donné le courant du catholicisme se voulant intégral et en rupture avec le monde moderne, ce qui s’est matérialisé par le rejet du concile Vatican II. Quant au fondamentalisme, il désigne la lecture littéraliste de la Bible opérée par certains courants protestants américains.
Dans ces deux cas, les termes désignent des situations qui rendraient leur utilisation imprécise pour qualifier d’autres réalités, comme certains courants de l’islam. Pour ce dernier, le terme islamisme est encore plus court : on y met, grosso modo, tout ce qui passe pour méchant dans cette religion – mieux vaut donc parler de courants qui existent, comme le djihadisme ou le salafisme.
Une fois que ces mouvements ont été distingués, on constate qu’il existe un élément commun, qui sont des formes rigoristes ou intransigeantes de ces pratiques. Je n’aime pas, pour les qualifier, employer des termes comme « radicalité » ou « extrémisme », car ces termes sous-entendent que plus on serait musulman, plus on ressemblerait à Daech. Or, aller au fond des choses en matière de foi ne revient pas à poser des bombes ! Un christianisme extrémiste ou radical pourrait être celui de saint François d’Assise.
Je ne suis donc pas à l’aise lorsqu’on emploie un terme qui pose le sujet comme un problème d’excès. La caractéristique du fanatisme n’est pas d’aller au fond des choses, mais de les dévoyer. En ce sens, ce mot me paraît adéquat pour parler de cet ensemble sans tout amalgamer.
Justement, peut-on mettre sur le même plan « l’absolutisation » des textes sacrés que vous déplorez, dans la mesure où, contrairement à la Bible, les musulmans considèrent le Coran comme la parole divine ?
Il ne faut pas oublier que les éléments divergents ne sont pas entre les religions uniquement, mais proviennent aussi de théologies au sein de ces croyances. Le fanatisme a donc différents visages sous-tendus par diverses théologies. Il n’y a pas un fanatisme chrétien ou un fanatisme musulman ; la question est plus complexe.
« La caractéristique du fanatisme n’est pas d’aller au fond des choses, mais de les dévoyer »
Cela étant, la Bible est, pour le chrétien, un moyen moins directement divin d’atteindre Dieu que le Coran pour un musulman. Mais je ne crois pas que la théologie musulmane classique conduise à idolâtrer le Coran. Au contraire, elle s’est dès le début défendue contre ce danger. Le quatrième calife et gendre de Mahomet, Ali, a souligné que ce sont les hommes qui font parler le Coran, et non Dieu. Quant à Al-Achari, théologien du Xe siècle qui a fondé l’une des écoles les plus orthodoxes du sunnisme, il a affirmé que le Coran n’est ni Dieu ni autre chose que Dieu : il souligne ainsi sa qualité divine sans pour autant l’identifier à Dieu. L’islam a toujours mis en garde contre l’illusion d’un rapport immédiat à Dieu par la lecture du Coran.
Quelles ressources ces textes sacrés offrent-ils aux croyants pour se prémunir contre le fanatisme ?
Bible et Coran se rejoignent dans le refus des idoles, qui se retrouve dans le premier des Dix Commandements (« Tu n’auras pas d’autres dieux que moi ») comme la profession de foi musulmane (« Il n’y a de dieu que Dieu »). Mais ces textes préviennent surtout une idolâtrie consistant à se prosterner devant des statues, ce qui n’a que peu à voir avec l’idolâtrie qui ensanglante notre actualité. L’épisode de l’Exode où les Hébreux se mettent à adorer un veau d’or est pourtant riche d’enseignements : ils posent alors leur adoration sur un objet fini, qu’ils peuvent manipuler et s’approprier, traduisant une tentation constante du cœur humain.
Le travail des croyants consiste donc à s’interroger sur la façon dont ces commandements en apparence simples nous permettent de saisir les dangers de l’idolâtrie. L’idée qu’il n’y a pas d’autre dieu que Dieu nous saisit au plus profond de notre cœur et nous interroge sur ce que signifie « adorer Dieu ». On ne détruira pas le fanatisme par une politique publique bien ajustée, mais par cette conversion constante qui n’est autre qu’une lutte contre le péché.
Par quoi pourrait passer le retour de la théologie dans notre société ?
J’essaie moi-même, modestement, de faire évoluer les mentalités grâce à des contributions comme ce livre, en vue de remettre la question religieuse dans le cercle de la raison commune et non plus la laisser dans son statut d’opinion personnelle qui ne pourrait être discutée.
Mais pour avoir ce débat, la question doit aussi porter sur les moyens de le mettre en place. De ce point de vue, l’école ne me paraît malheureusement pas du tout y préparer : il faut arrêter de faire comme si la religion n’existait pas, ce qui est le credo de l’école républicaine. Dans la lignée du rapport sur l’enseignement du fait religieux à l’école réalisé par Régis Debray en 2002, le sujet est actuellement abordé sous l’angle du « fait religieux », mettant uniquement le folklore en avant et négligeant le fait qu’il existe une pensée religieuse.
« Il faut arrêter de faire comme si la religion n’existait pas, ce qui est le credo de l’école républicaine »
Il faut réaffirmer que les religions portent, elles aussi, des réflexions rationnelles et que, lorsqu’on forme des esprits à la pensée critique, celles-ci ne peuvent être exclues de l’enseignement. Il faut préparer les élèves à aborder et prendre au sérieux les discours théologiques.
Outre la théologie, vous appelez aussi à redonner du sens à la prière. En quoi aide-t-elle le croyant à lutter contre la tentation du fanatisme ?
La prière est, dans la vie spirituelle, le moment privilégié pour entrer en relation avec Dieu. Mais ce qui déroute immédiatement celui qui prie, c’est qu’on ne sait pas prier, qu’on fait ce qu’on peut, car Dieu est plus grand que nous et on ne peut le manipuler. Cette découverte-là rend humble et vaccine contre la tentation d’un fanatisme : on ne maîtrise pas Dieu, on essaie simplement de lui parler en silence.
Pour un chrétien comme moi, le Christ est venu révéler que Dieu nous aime infiniment. Et cet amour infini et gratuit nous effraie ; on essaie donc de mettre des formes, du rite, pour se protéger de ce vertige. La prière doit permettre d’aller vers l’acceptation de cet amour, d’être aimé sans conditions, alors que nous préférons si souvent posséder les choses par nos efforts afin qu’elles nous appartiennent.
Mais l’amour, humain ou divin, ne se possède ni ne se garde en réserve. Apprendre à être aimé est donc apprendre à ne pas posséder : c’est, en ce sens, un exercice de pauvreté. Mais il apporte la vie, car il se renouvelle tous les jours. Le fanatisme, en s’attachant infiniment à des objets finis, se condamne à mourir avec eux.
En quoi le dialogue interreligieux, l’une des trois solutions que vous avancez avec la théologie et la prière, peut-il être un secours ?
Le dialogue interreligieux entre deux croyants est une expérience rare, car il est seulement possible lorsqu’il existe au préalable de l’amitié. Quand deux croyants, qui se respectent et s’aiment, acceptent d’échanger sur une chose aussi intime que la foi, alors une rencontre profonde advient et celle-ci rend infiniment modeste.
Cela implique de ne pas se faire le représentant de sa religion pour parler en son nom, mais de venir en simple croyant. Alors, en parlant chacun de son expérience de Dieu, on s’aperçoit qu’on a face à soi un être humain digne du plus grand respect. Ce dialogue entre croyants ne demande aucune formation autre que l’amitié. Le dénuement qu’il offre conduit à la dépossession de soi, ce qui est l’un des plus puissants remèdes contre le fanatisme : on arrête ainsi de se croire propriétaire de Dieu.
Adrien Candiard, « Du fanatisme. Quand la religion est malade » (Editions du Cerf), 96 p.
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