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mardi 20 octobre 2020

«Laëtitia», voyage au bout de la vulnérabilité


Laëtitia, de Jean-Xavier de Lestrade

Laëtitia, de Jean-Xavier de Lestrade Photo France TV

Le réalisateur Jean-Xavier de Lestrade signe une mini-série autour de Laëtitia Perrais, 18 ans, violée et poignardée en 2011. Un film qui donne vie et voix aux personnages exprimant le point de vue des femmes, sans jamais les juger.

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Les femmes sont désormais au centre des séries télévisées, et ce genre minorisé est devenu un terrain d’empowerment, présentant de multiples héroïnes et femmes fortes - depuis les dernières saisons de Game of Thrones (GoT), puis Big Little Lies, Killing Eve… Cette évolution a permis d’aborder l’envers ou l’ancrage de cette visibilité - la vulnérabilité, les violences faites aux femmes : que l’on songe, dans Game of Thrones, aux viols et humiliations infligés aux filles Stark et Lannister (Sansa et Cersei), au viol institutionnalisé des «servantes» et aux sanglantes répressions dans The Handmaid’s Tale, au viol conjugal dans Big Little Lies. Mais aussi à Unbelievable, qui décrit l’enquête de deux policières sur une série de viols, et récemment à l’impressionnante I May Destroy You. C’est avec une certaine appréhension qu’on aborde Laëtitia, la fiction documentaire que Jean-Xavier de Lestrade a réalisée et coécrite et que l’on peut voir sur France Télévisions.

Laëtitia est une fiction, qui revient sur un «fait divers» réel, donc sur la violence effroyable et irreprésentable subie par une fille de 18 ans, Laëtitia Perrais - violée, étranglée, poignardée, puis coupée en morceaux en 2011. Ivan Jablonka en avait tiré, en 2016, un livre documenté et célébré, Laëtitia ou la fin des hommes, qui a parfois suscité la gêne par son récit personnel, où il inscrivait le destin de Laëtitia dans sa révélation de la domination des hommes sur les femmes. La série de Lestrade, inspirée de l’ouvrage, accomplit un travail différent, faisant la démonstration du pouvoir de la fiction, de rendre leur vie et leurs voix à des personnages en exprimant le point de vue des femmes.

Par allers-retours dans le temps, Laëtitia trace avec une attention sans faille la biographie de Laëtitia et de sa jumelle, Jessica. La série montre implacablement les différentes étapes désolantes d’un itinéraire de vulnérabilisation des sœurs, exposées dès leur naissance à la violence. Celle de leur père (Kevin Azaïs), que l’on voit brutaliser les filles encore bébés, puis terroriser, battre et violer leur mère ; qui, condamné pour viol, se voit confier - leur mère étant détruite - la garde des filles à sa sortie de prison. Incapable de les prendre en charge, il les laisse à l’Aide sociale à l’enfance, qui finit par leur trouver (elles ont 12 ans) une famille d’accueil, apparemment rassurante. Mais elle a pour «chef» une figure caricaturalement patriarcale - autoritaire, perverse et violente -, Gilles Patron (terrifiant Sam Karmann). La rencontre avec Tony Meilhon (Noam Morgensztern) est l’étape finale d’un itinéraire de violences et de fragilisation, qui conduit Laëtitia, pourtant socialisée, à se laisser impressionner et embarquer de façon incompréhensible par un déséquilibré, alcoolique et cocaïné.

La série ne cherche pas de clés à un massacre aussi dément, qui inscrit Laëtitia dans un espace au-delà du thème des «violences faites aux femmes» - qui voudrait, là, dire #MeToo ? Jean-Xavier de Lestrade ne s’indigne pas, il accomplit l’exploit de simplement décrire, et de laisser leur place aux personnages, ces deux filles ordinaires qui, dans ce contexte atroce, prennent pourtant petit à petit vie. Il présente le travail énorme des enquêteurs et juges à travers des personnages qui donnent leur texture morale à la série, par leur façon d’être, le soin qu’ils accordent à Laëtitia et à son corps - le tact (l’enquêteur Frantz Touchais tentant d’apaiser Jessica). Ce care révèle l’ambition morale de la série, qui n’est pas celle d’un jugement ou d’un point de vue, mais l’éducation du public. Le travail collectif des personnages, le récit précis de l’enquête, l’attention aux détails (habillement, comportements) sont la force propre de la fiction, qui parvient à susciter l’intérêt pour des protagonistes en totale déshérence.

Ce respect des personnages est présent tout au long de la série, qui évite aussi bien, comme Unbelievable, le rape porn (jamais rien de complaisant ni d’excitant dans ces épisodes - le viol de la mère représenté à travers les sons entendus par les petites ; celui de Laëtitia par Meilhon, pitoyable) que le torture porn auquel n’ont échappé ni GoT ni The Handmaid’s Tale (on ne voit pas le crime, mais il est décrit dans les rapports). La puissance morale de Laëtitia vient également de l’absence de jugement sur les personnages. Parce que justement ils sont portés par les acteurs. Jean-Xavier de Lestrade, dans toute son œuvre, juge «les faits, pas les gens». Même pas Tony Meilhon, monstrueux, que l’on voit abandonné enfant par sa mère - la scène où, évadé de l’internat sordide où il a été placé, il arrive pieds nus, en sang, au domicile familial et se fait mettre à la porte possède une dureté et une acuité qui donnent aussi sa dimension morale à la série. L’absence de care (de la famille d’accueil), ou le mauvais care (du père, Franck, de la psychologue de l’Aide sociale à l’enfance) - est le grand thème de Laëtitia ; sans dénoncer quiconque, la série exprime une responsabilité collective, celle d’une société pour qui ces filles, et ceux qui les entourent et leur ressemblent, n’ont jamais compté. La seule immoralité que dénonce la fiction de Lestrade, c’est celle du moralisme, du pharisianisme ; et les personnages qui suscitent la répulsion sont ceux qui se permettent de juger et de décider ce qui est bien ou mal - Patron réclamant la peine de mort pour les crimes sexuels et Sarkozy s’en prenant au laxisme des juges. L’élément le plus touchant de la série est la façon dont elle montre Laëtitia si brièvement et Jessica si timidement s’émancipant d’une histoire de violence. Seule l’incarnation par des actrices d’un tel talent (Marie Colomb et Sophie Breyer, extraordinaires) peut produire cet effet paradoxal de vitalité, de résilience, comme dans ces scènes où les filles chantent avec leurs amies - ces amies, pourtant peu gâtées par la vie non plus, qui vont encourager Jessica, et dénoncer, dans l’ultime épisode, les violences dont elle reste victime. Cette solidarité féminine, que l’on trouve au cœur des fictions Big Little Lies, Unbelievable, se révèle une ressource vitale ; la série Laëtitia, à rebours de l’ouvrage, qui présentait un point de vue masculin, même «honteux», efface ainsi le male gaze, recentrant le récit et l’image, en plan rapproché, sur les visages et voix féminins.

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Laëtitia, mini-série en 6 épisodes, de Jean-Xavier de Lestrade, France 2. En replay sur France.tv.


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